Bruno Vrielynck
Naissance de l'idée de mobilité continentale (II) Les reconstructions de A. Wegener en regard des données actuelles
Référence 5 Version 1 Date 25/10/2012
Texte / Deuxième partie
Deuxième partie

La comparaison des reconstitutions de Wegener avec celles que nous pouvons réaliser aujourd'hui nécessite quelques précisions. Il faut avoir à l'esprit que l'échelle des temps géologiques a beaucoup évolué au cours du siècle dernier et que la Commission Internationale de Stratigraphie (CIS) la met a jour en permanence et la publie tous les quatre ans. C'est donc en regard de l'échelle connue de Wegener que nous avons à positionner dans l'échelle actuelle les reconstitutions qu'il propose. En outre, A. Wegener avait bien tenté de mesurer de manière géodésique le déplacement des continents mais en vain. Ce n'est que depuis les hypothèses de H. Hess (1962) et de F. Vine et D. Matthews (1963) vérifiées par l'opération FAMOUS (French and American Mid Ocean Undersea Survey 1972-1974) que l'étude du plancher océanique a permis de contraindre de mieux en mieux les paramètres des mouvements des plaques (les travaux sont très nombreux, on trouvera une liste de références dans T.H. Torsvik et al., 2008. De plus, le paramètre temps n'était encore que relatif à l’époque de Wegener ; les premières datations géochronologiques sont publiées par A. Holmes (1913) ; il publiera une première échelle géochronologique en 1937. Enfin, si A. Wegener connaît le magnétisme terrestre, ce n'est que dans la seconde moitié du XXe siècle que le paléomagnétisme sera découvert. Il ne peut donc dessiner les paléolatitudes et ses reconstructions postulent toujours l'Afrique fixe. Les reconstitutions proposées par A. Wegener doivent donc être regardées comme des scénarios probables.

A. Wegener publie trois cartes qui pour lui correspondent au « Quaternaire ancien », à l'« Éocène » et au « Carbonifère supérieur » (Fig. 6). En 1922, ces périodes géologiques n'ont pas la même définition qu'aujourd'hui.

Le terme Quaternaire fut proposé par J. Desnoyers en 1829 pour nommer les sédiments du Bassin de la Seine en France qui semblaient plus jeunes que les roches du Tertiaire. Mais ceux-ci correspondaient aux terrains miocènes et plus récents (M.-P. Aubry et al., 2005). Aux congrès géologiques internationaux de Londres (1948) et d'Alger (1952), la limite Tertiaire-Quaternaire fut fixée à 1,8 Ma : date de la première grande détérioration climatique en Europe et date de l'évènement magnétique d'Olduvai. Au congrès géologique international de Florence (F. Gradstein, J. Ogg & A. Smith, 2004), le Quaternaire fut dissout dans le Cénozoïque et correspondait au Pléistocène et à l'Holocène. Il réapparaît comme terme valide au congrès d’Oslo (2008). Mais, en 2009, la CIS inclut le Gélasien dans le Pléistocène ; le Quaternaire débute alors à 2,6 Ma. Néanmoins sur l'échelle géochronologique la plus ancienne (A. Holmes, 1937), le Quaternaire ne débute qu'à 1 Ma. A. Holmes commençant ses travaux sur cette échelle vers 1913, A. Wegener a pu y recourir, on peut donc penser que pour A. Wegener le « Quaternaire ancien » est autour de 1 Ma. D'autant plus que A. Wegener est glaciologue et qu'à l'époque, il est admis que les grandes glaciations débutent il y a 1 Ma et marquent le Pléistocène.

L'analyse de la reconstitution du « Quaternaire ancien » en regard de celle que nous obtenons pour 1 Ma avec les paramètres connus aujourd'hui révèle que les paramètres utilisés par A. Wegener sont erronés ; les océans Atlantique et Antarctique sont trop refermés. Autrement dit les vitesses d'ouverture envisagées sont trop grandes. À l'inverse, l'espace entre l'Antarctique et l'Australie n'est pas assez ouvert, là les vitesses d'ouverture sont sous-évaluées.

Le terme Éocène est introduit par C. Lyell en 1833. Il le définit comme la plus ancienne des séries du Cénozoïque. En 1874, G.H.W. Schimper introduit le terme Paléocène pour les couches les plus anciennes de l'Éocène de C. Lyell. Pour A. Holmes (1937), le Paléocène est très court, 2 Ma et l'Éocène s'étend de 68 à 48 Ma. Sur l'échelle de la CIS 2004, il s'étend de 55,8 à 33,9 Ma et le Paléocène de 65,5 à 55,8 Ma. L'Éocène tel qu'il est défini au temps de Wegener couvre donc le Crétacé terminal (Maastrichtien), le Paléocène et l'Éocène inférieur (Yprésien) de l'échelle géochronologique en vigueur aujourd'hui.

Comparée à une reconstitution du globe au Maastrichtien, la carte Éocène de Wegener montre que l'océan Atlantique nord est trop refermé. Quant à l'Amérique du Sud et l'Afrique, elles sont dans une position paléogéographique qui correspond à celle de l'Aptien (125-112 Ma). Ici encore, les vitesses d'ouverture retenues par Wegener sont trop importantes.

La carte la plus ancienne présentée par A. Wegener concerne le Carbonifère supérieur. C'est en 1799 que R. Kirwan introduit le terme Carbonifère pour désigner des roches productrices de charbon. Ce concept désigne alors la dernière série du Paléozoïque. En 1841, R. Murchinson décrit sous le terme Permien la partie terminale du Carbonifère défini précédemment. Néanmoins pour A. Holmes (1937), le Carbonifère termine le Paléozoïque et inclut le Permien. Dès lors, la carte du Carbonifère supérieur d'A. Wegener peut être considérée comme une carte du Permien dans son acception actuelle. Cependant cette carte montre les continents rassemblés en une Pangée, situation que l'on peut observer dès la fin du Carbonifère et jusqu'au début du Jurassique. Mais un des arguments d’A. Wegener est la reconstruction des dépôts glaciaires de cette époque et l'on sait qu'une calotte glaciaire s'est mise en place sur le pôle Sud au Carbonifère supérieur et eut son extension maximale au Permien inférieur. La carte d’A. Wegener serait donc fondée sur des observations du Permien inférieur. Cependant l'Afrique étant considérée comme fixe, la reconstruction paléolatitudinale est absente ; on peut donc comparer la carte d’A. Wegener à toute reconstruction du Carbonifère supérieur, du Permien ou du Trias.

En regard d'une reconstitution du globe au Norien (Trias terminal), la carte du Carbonifère supérieur d’A. Wegener montre une bonne adéquation quant à la disposition des masses continentales. On remarque cependant que l'espace de la Téthys orientale est compris comme un domaine marin peu profond. En comparant cette reconstruction à celle de l'Éocène, il apparaît alors clairement que Wegener considère l'Inde comme fixée dès le Permien à l'Eurasie et non comme un bloc gondwanien qui migre vers l'Eurasie seulement à partir du Crétacé inférieur. Par le même raisonnement, on comprend la position inexacte de l'Inde sur la reconstitution du Quaternaire ancien.

Il est remarquable que les reconstitutions d’A. Wegener supportent une analyse à la lumière des connaissances actuelles. Cela prouve pour le moins qu'elles furent réalisées sur des observations scientifiquement reproductibles. Elles sont dessinées avec l'Afrique fixe, certes, mais le paléomagnétisme était inconnu. Les vitesses ne sont pas établies, certes, mais le GPS n'est qu'une invention récente et les tentatives d’A. Wegener le prophétisaient. Quant au paramètre temps, les premières échelles géochronologiques sont contemporaines de ses publications. Aussi on retiendra que les reconstitutions de A. Wegener sont pour l'océan Atlantique comparables aux nôtres. Alors que pour l’océan Indien, la présence d’un océan téthysien n’étant pas envisagée, les reconstructions wegenériennes ne s’accordent pas aux nôtres.

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