René Lefever
Notice biographique d’Ilya Prigogine
Référence 10 Version 1 Date 06/11/2013
Texte / Notice biographique d’Ilya Prigogine
Notice biographique d’Ilya Prigogine

Une version abrégée du présent texte paraîtra dans la Nouvelle Biographie Nationale que publie l'Académie royale de Belgique.

Prigogine, Ilya Romanovich, chimiste et physicien belge d'origine russe, né à Moscou, le 25 janvier 1917, décédé à Bruxelles le 28 mai 2003. Son père Roman, ingénieur chimiste, diplômé de l'École Polytechnique de Moscou, possédait une savonnerie. Sa mère, Julia Weichman, femme énergique, pianiste, élève du Conservatoire de Musique de Moscou, lui transmit l'amour de la musique et du piano. Il excellait à cet instrument et dès l'enfance pouvait déchiffrer une partition avant même de pouvoir lire. Son frère Alexandre de quatre ans son ainé, chimiste et ornithologue distingué, fera carrière dans l'industrie minière au Congo ex-belge. En 1921, l'entreprise familiale ayant été nationalisée et l'impression d'insécurité étant croissante, la famille Prigogine quitte la Russie. Après un court passage en Lithuanie, elle émigre vers l'Allemagne et s'établit à Berlin. En 1929, la situation économique désastreuse de l'Allemagne et l'apparition du nazisme incitent la famille à émigrer vers la Belgique où elle s'installe pour de bon à Bruxelles. En 1949, Ilya Prigogine acquiert la nationalité belge.

Après des études secondaires en section gréco-latine à l'Athénée d'Ixelles, il hésite avant de choisir des études supérieures. L'histoire, l'archéologie et la musique l'intéressent. Mais, finalement, en 1935, presqu'à l'opposé de ses centres d'intérêt, il s'inscrit en Faculté des Sciences à l'Université libre de Bruxelles. Bien des années plus tard, il expliquait cette décision avec un sourire amusé en la qualifiant de « fluctuation près d'un point de bifurcation ». En accord avec ses parents, il avait envisagé de devenir avocat. Dans cette perspective, il s'était intéressé à la psychologie, science du comportement, et puis, fruit du hasard de lectures en cette matière, à la chimie qui influe sur les comportements, et puis, plus fondamentalement, à la physique qui explique la chimie. L'idée de devenir avocat fut abandonnée. Il décida d'étudier en parallèle la chimie et la physique. Projet ambitieux qu'il réalisa avec un succès peu commun. En 1939, la même année, Ilya Prigogine devient Licencié en Sciences Chimiques et en Sciences Physiques, publie son premier article scientifique et son mémoire de licence qui devient le cinquième volume d'une série de monographies paraissant sous la direction du Professeur Théophile De Donder, le promoteur de son mémoire, un grand savant qui très tôt au début du vingtième siècle avait ouvert l'Université libre de Bruxelles aux progrès les plus modernes de la physique (1).

Nommé assistant de De Donder en 1940, Prigogine devient Docteur en Sciences Chimiques en 1941 et agrégé de l'enseignement supérieur en 1945. Il est nommé chargé de cours en 1947, professeur extraordinaire en 1950, et en 1951 à l'âge de 34 ans, un record à l'époque, il devient le plus jeune professeur ordinaire de la Faculté des Sciences. Il succède au Professeur Jean Timmermans, prend la direction du Service de Chimie Physique II créé à cette occasion et assure la partie théorique du cours de Chimie Physique pour les étudiants de la Licence en Sciences Chimiques. En 1959, il est nommé Directeur des Instituts Internationaux de Physique et de Chimie fondés par Ernest Solvay qui depuis 1911 contribuent au prestige scientifique de la Belgique en organisant les Conseils Solvay auxquels participent des physiciens et des chimistes choisis parmi les plus éminents de la planète. Tout en poursuivant cette mission historique, sous l'impulsion de Prigogine ils deviendront une institution de recherche de haut niveau accueillant des chercheurs belges et étrangers.

L'année 1961 est marquée par ce qui est sur le plan personnel l'événement le plus heureux de sa vie : sa rencontre en Pologne à Varsovie avec Maryna Prokopowycz. Ce fut le coup de foudre. Il lui demanda de l'épouser après deux jours. Ils formèrent un couple merveilleusement uni et très heureux, dont est né un fils, Pascal.

De 1961 à 1966, Prigogine occupe aux Enrico Fermi Institute for Nuclear Studies, Institute for the Study of Metals et Department of Chemistry de l'Université de Chicago une chaire extraordinaire. En 1967, un tournant important dans sa carrière a lieu : il est nommé Professeur à l'Université du Texas à Austin où il crée le Center for Studies in Statistical Mechanics and Thermodynamics, ultérieurement transformé en Ilya Prigogine Center for Studies in Statistical Mechanics and Complex Systems. Il passera dorénavant chaque année plusieurs mois à Austin où, comme à Bruxelles, il rassemblera autour de lui une importante équipe de recherche.

En 1977, l'attribution du prix Nobel de Chimie couronne sa carrière scientifique. Cette distinction suprême fera de lui une personnalité publique dont l'expertise et les avis seront sans cesse sollicités par de nombreuses institutions nationales, européennes ou internationales ainsi que par les média. Ni la multiplication de ses activités et de ses apparitions publiques, ni l'avalanche d'invitations, de conférences et d'honneurs de par le monde (2), ni même l'âge grandissant n'affecteront jamais la vigueur et la ténacité avec lesquelles il poursuivra ses recherches. Après son élévation à l'éméritat à l'Université libre de Bruxelles en 1987, il continuera d'assumer sans discontinuité ses fonctions directoriales tant aux Instituts Solvay qu'à l'Université du Texas à Austin.

L'œuvre scientifique d'Ilya Prigogine est importante dans de nombreux domaines. Elle comporte des sujets qui au départ de la physique et de la chimie, en passant par les sciences du vivant, ont des prolongements dans les sciences humaines, qui concernent l'organisation et l'évolution de la matière aux niveaux microscopique et macroscopique, sans oublier le niveau des phénomènes cosmologiques et des systèmes gravitationnels. La diversité de ces sujets fait que l'œuvre peut, à première vue, paraître éclectique. Il n'en est rien. Elle est au contraire dominée par la préoccupation unique de comprendre en termes des principes premiers de la physique le rôle et l'origine des phénomènes irréversibles responsables des transformations de la matière. Elle est, dès le début, guidée vers ce but par une grande continuité d'idées. Ses racines sont en thermodynamique et en physique statistique. Mais elle déborde le cadre habituel de l'étude des phénomènes naturels pour situer leur interprétation dans une perspective philosophique. Elle répond ainsi au désir souvent exprimé depuis la jeunesse (3) de voir la science se rapprocher de la culture, de la philosophie et des préoccupations humaines en général.

Une courte notice qui tenterait de couvrir exhaustivement une œuvre s'étendant sur autant de domaines ne peut qu'en donner une image floue et superficielle. On trouvera ici une image qui s'efforce d'être nette et précise quant à l'enchaînement et à la portée des progrès qui ont jalonné le parcours scientifique d'Ilya Prigogine et souligne plus particulièrement les contributions qui furent distinguées par le Prix Nobel (4).

La préoccupation dominante dans l’oeuvre de Prigogine est centrée autour de la dualité qui a toujours existé entre deux descriptions théoriques, la description réversible dans le temps de la mécanique classique ou de la physique quantique de Schrödinger et celle de l’évolution irréversible prédite par la thermodynamique et son second principe. L’interprétation qui communément prévaut à propos de cette dualité est essentiellement négative vis-à-vis des phénomènes irréversibles. Elle exprime de deux façons ce point de vue : sur le plan pratique, au niveau macroscopique, elle ne voit dans les processus irréversibles que dégradations d’énergie et pertes de travail utile ; sur le plan fondamental, elle ne voit dans la notion d’évolution irréversible issue du second principe que l’effet d’une approximation de coarse graining qui ignore la complexité du niveau microscopique sous-jacent. En bref, selon cette interprétation, et l’expression qu’en a donnée Max Born cité par Prigogine, « la thermodynamique résulte de l’introduction de l’ignorance en physique ». Que l’ignorance et les limites de la connaissance humaine soient la source d’un aspect majeur des processus naturels a toujours semblé une conception invraisemblable, insatisfaisante à Prigogine. Convaincu qu’il y a là des questions importantes trop longtemps négligées, il a cherché durant toute sa vie une interpétation différente. Au niveau macroscopique, il s’est attaqué à la vision négative vis-à-vis des phénomènes irréversibles et les a selon son expression « réhabilités » en élucidant les bases thermodynamiques des comportements spontanément constructifs (auto-organisés) dont la matière vivante est un exemple. Au niveau microscopique, il a tenté d’élucider autrement, i.e. en termes d’éléments strictement dynamiques, excluant l’ingrédient stochastique introduit par Boltzmann, le problème fondamental de la mécanique statistique souvent dépeint par la vulgarisation scientifique comme le mystère de la flèche du temps. Au final, son but sera de prouver que l’irréversibilité n’est pas le fait d’approximations mais que déjà au niveau microscopique, elle a des racines dans certaines classes de systèmes dynamiques. Le rôle constructif des phénomènes irréversibles et la notion de temps en physique sont donc les deux thèmes de recherche qui dominent dans son oeuvre. Leur exploration exigera qu’un chemin long et sinueux soit parcouru, mais comme pour la route en lacets vers le sommet du col, dès le départ, le but est clair et exaltant.

Ilya Prigogine débute sa carrière scientifique pendant la guerre, cause d’événements personnels pénibles, voire effrayants. L’année 1943 voit son arrestation et celle d’Hélène Bolle, sa future première épouse et mère de son fils Yves, par les Allemands. Leur libération n’est obtenue qu’après plusieurs semaines grâce à de nombreuses interventions dont celle de la reine Elisabeth. Malgré ces temps difficiles, Prigogine parvient à assumer des fonctions d’enseignant et à progresser dans ses recherches : lorsqu’en 1941, l’Université résiste aux diktats de l’occupant en fermant ses portes, il rend d’inappréciables services en participant aux cours clandestins donnés aux étudiants et entre 1940 et 1944, il ne publie pas moins de vingt et un articles scientifiques.

Pendant cette même période, il entame avec Raymond Defay la rédaction prévue en quatre tomes d’un Traité de Thermodynamique Conformément aux Méthodes de Gibbs et De Donder. Une brève explication de la référence à Gibbs et à De Donder dans le titre est utile pour la suite. Classiquement, l’étude des conditions de stabilité, due surtout à Gibbs, est basée sur les propriétés des potentiels thermodynamiques. Comme l’a noté Duhem, cette méthode est limitée au cas où un tel potentiel existe. Voulant s’affranchir de cette restriction, De Donder réussit en 1922 à évaluer, dans le cas de la chimie, la chaleur non compensée de Clausius rebaptisée (dénomination plus heureuse) production d’entropie (5), ou encore plus simplement en langage courant actuel : la dissipation. Autrement dit, il réussit à transformer l’expression du second principe, qui jusqu’alors n’était qu’une inégalité mathématique sauf à l’équilibre, en une équation dont tous les termes sont évalués que l’on soit ou non à l’équilibre. Ce faisant, il déduisit directement du second principe l’expression physique exacte de la force thermodynamique dissipative, ou affinité, et donna du flux thermodynamique dissipatif conjugué, i.e. la vitesse de réaction chimique, une définition précise en termes de cette force. L’affinité, notion intuitive très ancienne, restée tout à fait confuse, devient ainsi grâce à De Donder un concept précis, nouveau, ayant statut de fonction d’état qui fixe à la fois l’écart à l’équilibre et la direction d’évolution des réactions chimiques. La méthode de De Donder lie alors l’étude de la stabilité des états d’équilibre aux propriétés de la production d’entropie, grandeur non-négative, produit de la force et du flux dissipatif. Prigogine n’a jamais manqué quand l’occasion se présentait de rappeler par une citation ou un hommage affectueux à son maître De Donder cette contribution qui initia la description thermodynamique des phénomènes dissipatifs, en d’autres mots des phénomènes irréversibles ou de non-équilibre.

Les deux premiers tomes du traité Prigogine-Defay, consacrés à la Thermodynamique Chimique, sont publiés en 1944 et 1946. Ils seront réunis en un seul volume dans les éditions ultérieures. Le troisième tome, Tension Superficielle et Adsorption, auquel André Bellemans collabore pour la version anglaise paraît, en 1951. Dans ces ouvrages, comme De Donder avant eux, les auteurs s’intéressent avant tout aux équilibres véritables pour lesquels forces et flux dissipatifs s’annullent simultanément. Les développements vont cependant beaucoup plus loin et certains résultats remarquables concernant notamment les phénomènes de relaxation anticipent déjà sur le contenu du quatrième tome annoncé avec le titre Phénomènes Irréversibles. Ainsi, les auteurs rapportent une analyse tout à fait originale du mécanisme de relaxation de systèmes dont la dissipation (production d’entropie) et le flux diffusif (vitesse de réaction) tendent vers zéro tandis que l’écart à l’équilibre véritable, mesuré par la force dissipative (affinité), reste fini et non-nul. Cette analyse est illustrée par l’étude de la transition vers l’état vitreux, problème d’importance majeure dans une multitude de domaines. Elle établit la relation de base contrôlant cette transition (6), connue maintenant comme le rapport configurationnel de Prigogine-Defay. Le traité Prigogine-Defay finalement ne comportera que trois tomes. Ce sont des textes admirables, magistraux, souvent cités, qui ont approfondi la thermodynamique d’équilibre dite classique, étendu son champ d’application et rénové son exposé. Aujourd’hui encore on ne les lit jamais sans profit. Traduits en anglais par le physico-chimiste réputé Douglas H. Everett FRS, ils ont aussi largement contribué à faire connaître dans le monde les méthodes thermodynamiques développées à Bruxelles.

Ce qui aurait dû être le quatrième tome du traité ne paraîtra donc pas comme tel. La thèse d’agrégation défendue par Prigogine en 1945 devait en être la base mais fut publiée séparément en 1947. Elle ouvre toute grande la porte vers le non-équilibre que De Donder avait entre-ouverte en 1922. Mais avant de considérer cet aspect, on ne peut quitter l’équilibre pour le non-équilibre sans mentionner d’abord les apports énormes de Prigogine à la théorie des solutions.

Il consacra beaucoup de temps entre 1940 et 1957 à ce sujet, révélant ainsi une influence durable de Jean Timmermans, éminent expérimentateur, spécialiste des solutions liquides non-idéales, auquel, comme mentionné plus haut, Prigogine succéda à l’Université libre de Bruxelles. Cette influence familiarisa Prigogine avec l’application des méthodes thermodynamiques à des questions physico-chimiques précises en lien direct avec l’expérience. Le problème théorique auquel il s’est attaqué c’est de rendre compte des propriétés thermodynamiques des solutions et des mélanges, en termes des lois qui à l’échelle microscopique régissent les interactions moléculaires. Alors que les théories en vigueur à cette époque partaient de modèles de la matière très idéalisés, Prigogine, entouré d’une première équipe de théoriciens et d’expérimentateurs formée notamment d’André Bellemans, Jean Jeener, Jean Philippot et Victor Mathot, utilise pour décrire l’état liquide et différentes sortes d’interactions le modèle cellulaire beaucoup plus détaillé. Un grand nombre de propriétés thermodynamiques comprenant les phénomènes critiques, la théorie des états correspondants et des effets isotopiques en phase condensée sont passés en revue. Une série d’effets nouveaux, comme la démixtion isotopique du mélange Hélium-3 et Hélium-4, sont prédits et remarquablements confirmés par des expériences ultérieures. L’ouvrage The Molecular Theory of Solutions, écrit en collaboration avec André Bellemans et Victor Mathot rassemblera ces travaux. Il paraît en 1957 et reste une superbe référence classique de toute première importance.

Prigogine a souligné le plaisir que lui a procuré la confrontation avec l’expérience. Elle lui a démontré l’efficacité des méthodes thermodynamiques et, plus que cela, elle lui a permis de tester son intuition de théoricien. De par les succès obtenus, cette confrontation lui a donné confiance dans son intuition pour aborder ultérieurement des questions plus abstraites et complexes. Après 1957, il abandonne cette ligne de recherche pourtant très fructueuse que ses collaborateurs poursuivront. Lui même consacrera ensuite tout son temps aux aspects macroscopiques et microscopiques de l’irréversibilité.

Dire que sa thèse d’agrégation intitulée Étude Thermodynamique des Phénomènes Irréversibles est le premier pas fait par Prigogine dans le domaine du non-équilibre serait un euphémisme britannique. Plus qu’un pas, c’est un bond en avant qu’il réalise, c’est le premier succès faisant date dans un effort de recherche qui s’étendra sur plus de trente années. Les progrès qui suivront ne seront pas continus, il y aura des périodes de quiescence dominées par d’autres sujets, mais il y aura deux autres avancées marquantes se situant au milieu des années cinquante et à la fin des années soixante. Les années septante verront ainsi s’achever la mise en évidence du rôle constructif des phénomènes irréversibles et s’accomplir au niveau macroscopique ce que Prigogine aimait appeler leur « réhabilitation ».

La thèse formule l’étude des phénomènes irréversibles dans un cadre théorique thermodynamiquement cohérent, indépendant de tout modèle matériel particulier et, nécessité non requise par la thermodynamique d’équilibre, élaboré comme une théorie de milieu continu. Le but est de comprendre thermodynamiquement les propriétés de systèmes soumis à des contraintes externes qui empêchent leur évolution vers l’équilibre (7). Le bilan entropique formulé en admettant la validité locale de l’équation de Gibbs-Duhem ( hypothèse d’équilibre local (8) ), en tenant compte des lois locales de conservation de la masse, de l’énergie et de la quantité de mouvement, est l’équation centrale du cadre théorique mis en place.

Pour que celui-ci soit complet, il faut encore lui adjoindre des relations phénoménologiques décrivant les dépendances directes ou croisées des flux dissipatifs vis-à-vis des forces dissipatives conjuguées ou non (9). L’ensemble que constituent alors l’équation du bilan entropique, les lois de conservation et les équations phénoménologiques, tenant compte du théorème de Curie excluant dans un milieu isotrope les couplages entre forces et flux dissipatifs de caractère tensoriel différent, constitue la thermodynamique de non-équilibre dans sa généralité. Sachant qu’à l’équilibre les flux et forces dissipatives s’annullent simultanément, les lois phénoménologiques peuvent être fortement simplifiées, tout en conservant le caractère d’universalité que confère la thermodynamique, si les contraintes externes imposées sont faibles, i.e. si les systèmes considérés sont faiblement dissipatifs. Les flux deviennent alors des fonctions linéaires des forces. De plus, le nombre de coefficients d’entraînement indépendants, supposés constants, liant flux et forces dissipatives peut être réduit en vertu du célèbre théorème d’Onsager, datant de 1931, qui exprime au niveau macroscopique l’invariance des équations de la dynamique microscopique par rapport à l’inversion du temps. On obtient ainsi la thermodynamique de non-équilibre linéaire ou encore, selon la terminologie de l’époque, la thermodynamique des phénomènes irréversibles.

Ce cadre théorique est celui qui permit à Prigogine d’établir son célèbre théorème de production d’entropie minimum étendant aux états stationnaires dissipatifs des systèmes ouverts le principe de modération de Le Chatelier-Braun. Le théorème de Prigogine nous apprend que dans le domaine de validité de la thermodynamique de non-équilibre linéaire (i) l’évolution des systèmes ouverts est de manière universelle gouvernée par un potentiel thermodynamique qui n’est rien d’autre que la production d’entropie elle-même, et (ii) que cette évolution tend au cours du temps vers un état stationnaire (10) dont la dissipation est la plus faible possible pour des contraintes externes données. Terminant l’exposé de ces résultats par une phrase que lui suggère sa conviction profonde située à l’opposé des idées habituelles concernant l’irréversibilité, Prigogine note : « Cette conclusion est susceptible de jeter une lumière nouvelle sur la modération des êtres vivants qui sont précisément des systèmes ouverts effectuant des transformations irréversibles ». Dès l’année suivante, en 1946, paraît l’article Biologie et thermodynamique des phénomènes irréversibles dans lequel lui-même et le biologiste Jean-Marie Wiame tentent de lier l’énergétique de l’évolution embryologique au théorème de production d’entropie minimum. C’est une première tentative remarquablement concrète de jeter un pont entre une loi physico-chimique universelle mise en évidence en étudiant la matière inanimée hors d’équilibre et l’évolution de la matière vivante observée en biologie. On sait aujourd’hui que cette tentative ne rend compte au mieux que de certains aspects ; on comprendra plus loin pourquoi. L’essai était certes approximatif mais testable et a intéressé de nombreux expérimentateurs.

A posteriori, la synthèse que constitue le cadre théorique incorporant le bilan entropique local, les théorèmes d’Onsager, de Curie et de Prigogine apparaît comme l’avancée primordiale fondatrice d’une nouvelle discipline macroscopique dont Prigogine, qui a assemblé les pièces du puzzle, est le véritable créateur : la Thermodynamique de Non-Équilibre. Celle-ci fait le lien entre le second principe de Carnot-Clausius et l’ensemble des disciplines macroscopiques où les phénomènes irréversibles jouent un rôle important. Certaines de ces disciplines comme la mécanique des fluides ou la théorie de l’électromagnétisme étaient déjà bien connues et développées, d’autres comme la biologie théorique étaient encore en gestation. En somme, depuis la première évaluation de la production d’entropie des réactions chimiques en 1922, l’attente a été longue, mais le chemin parcouru est grand. En 1955, après avoir développé divers aspects supplémentaires, Prigogine consacrera à cette nouvelle thermodynamique un petit traité Introduction to Thermodynamics of Irreversible Processes qui ne comporte qu’une bonne centaine de pages mais qui est un magnum opus. Il connaîtra un très grand succès, sera traduit en de nombreuses langues et plusieurs fois réédité.

L’étape suivante pour compléter le développement de la thermodynamique de non-équilibre allait de soi : il fallait étendre la théorie au cas des systèmes fortement dissipatifs où les lois phénoménologiques liant forces et flux dissipatifs sont non-linéaires. Il allait aussi de soi que la question serait moins simple qu’à l’équilibre. Comme Prigogine l’a noté lui-même, « Ce n’est pas que la question fut difficile, mais nous ne savions comment nous orienter ». Cette extension prendra donc du temps, plus de deux décennies. D’autres sujets, comme la théorie des solutions déjà mentionnée ou la flèche du temps sur laquelle on reviendra plus loin, occupèrent parfois le devant de la scène durant de longues périodes. Le chemin était sinueux et en l’occurrence, la voie macroscopique était bloquée car en dehors de quelques cas particuliers, il apparut rapidement qu’espérer trouver loin de l’équilibre un principe variationnel généralisant le théorème de production d’entropie minimum était vain.

La percée débloquant la situation fut réalisée en 1954 en collaboration avec son collègue et grand ami Paul Glansdorff, un homme subtil, raffiné, de grande culture, un scientifique rigoureux, érudit en histoire de la Science pour qui dévoiler les secrets de la nature était une réelle passion. À défaut de pouvoir établir un véritable principe variationnel, le tandem Glansdorff-Prigogine découvrit une inégalité universelle (11), qu’ils appelèrent le critère général d’évolution, valable quel que soit l’écart à l’équilibre, portant sur une partie de la production d’entropie et redonnant le théorème de Prigogine près de l’équilibre. Ce critère d’évolution permit à Prigogine et Balescu de publier dans le Bulletin de la Classe des Sciences de l’Académie royale de Belgique en 1955-56, deux courtes, apparemment modestes notes qui pourtant font date dans l’histoire de la chimie. Elles établissent (i) que lorsque les lois phénoménologiques sont linéaires et que le théorème de Prigogine s’applique « les mouvements réversibles d’un système dans l’espace des affinités (mouvements qui sont des rotations autour de l’état d’équilibre) sont exclus au voisinage de l’équilibre », (ii) que des oscillations, pouvant même être des oscillations entretenues autour d’un état stationnaire de la branche thermodynamique devenue instable, sont possibles si l’écart à l’équilibre est suffisamment grand et si la matrice des coefficients d’entraînement évaluée pour cet état stationnaire comporte une partie antisymétrique, et (iii) que le sens de rotation des oscillations dans l’espace des affinités est une propriété chimique intrinsèque associée à un brisement de symétrie temporelle. Dit plus simplement : lorsque leur dissipation dépasse un certain seuil, il n’est pas thermodynamiquement exclu que des processus chimiques non-linéaires comportant certaines rétroactions (feedbacks), présentent des oscillations de concentration qui sont des mouvements irréversibles orientés dans le temps (12). Cette conclusion clôt au plan théorique la polémique qui chroniquement réapparaissait depuis des décennies et divisait les chimistes à propos de l’existence possible de phénomènes oscillants ayant une cause exclusivement chimique.

Il est regrettable que cette conclusion resta ignorée du chimiste russe Boris Pavlovich Belousov qui découvrit en 1951 la fameuse réaction oscillante qui maintenant porte son nom. Ses tentatives de publication furent par deux fois rejetées par des éditeurs arguant de l’absence d’une explication convainquante des observations. Il réussit finalement à publier ses expériences, mais seulement en 1958, dans un obscur journal médical russe ne se préoccupant pas de faire référer les articles soumis. Après cette publication, découragé, il abandonna ce sujet de recherche.

À Bruxelles pendant ce temps, aucun exemple expérimental de système chimique oscillant, ni même aucun modèle théorique décrivant un schéma réactionnel précis, chimiquement réaliste, prédisant des oscillations, n’était connu. Au plan mathématique également, les propriétés détaillées du seuil, ou point de bifurcation en langage plus mathématique, à partir duquel la dissipation est suffisamment grande pour que la branche des états stationnaires thermodynamiques désordonnés soit instable et soit remplacée par une solution stationnaire stable correspondant à un régime auto-organisé d’oscillations entretenues (cycle limite) restaient imprécises. La thermodynamique n’élucide pas dans le détail comment la Nature traduit ses principes dans la réalité observable par l’expérience ou prédictible théoriquement par la déduction! Le critère d’évolution à lui seul, ne pouvait clarifier ces questions qui furent ignorées ou considérées d’importance accessoire. Elles resteront en suspens plus d’une décennie. L’exploration du non-équilibre délaissa donc la chimie, domaine au fond à la fois trop compliqué et trop spéculatif. Glansdorff et Prigogine se tournèrent vers l’hydrodynamique pour poursuivre leurs investigations.

Cette orientation des recherches avait deux avantages immédiats. D’abord, au contraire de la chimie, où la diversité des schémas réactionnels et des non-linéarités phénoménologiques est inépuisable, en hydrodynamique il n’y avait à se préoccuper que de « la » non-linéarité, unique, bien définie, connue depuis aussi longtemps que la mécanique des fluides et l’équation de Navier-Stokes existent. De plus, des exemples de systèmes expérimentaux qui s’auto-organisent spontanément (dans l’espace ou dans l’espace et le temps) via un mécanisme de bifurcation lorsque la dissipation augmente étaient connus depuis longtemps. Ces avantages essentiels, uniques à l’époque en physique macroscopique, fournissaient d’amples motivations pour développer et poursuivre en relation avec l’hydrodynamique les investigations thermodynamiques.

En 1964, ayant étendu la formulation de leur critère d’évolution afin qu’il prenne en compte d’autres processus que les phénomènes dissipatifs, comme des écoulements mécaniques réversibles, Glansdorff et Prigogine appliquèrent ce critère au problème de Bénard de la couche liquide horizontale chauffée par dessous. Leur traitement démontra qu’un potentiel pouvant s’interpréter comme une production d’entropie généralisée comportant à la fois tous les phénomènes dissipatifs irréversibles et les phénomènes mécaniques réversibles existe pour ce système et que le point de bifurcation où les cellules de Bénard apparaissent est caractérisée par une dégénérescence de ce potentiel, les valeurs pour le système au repos et pour un état perturbé étant en ce point identiques. L’avancée était prometteuse. D’autres progrès suivront et aboutiront en 1970 à la présentation d’une théorie thermodynamique de la stabilité des systèmes de non-équilibre établissant un lien étroit entre les différents points de vue développés dans les théories classiques de la stabilité : stabilité au sens de Gibbs et de Duhem, stabilité au sens de Liapounoff, stabilité cinétique basée sur l’analyse des modes normaux.

Entretemps, la situation évoluait aussi sur le front chimique, ou plus exactement biochimique. À partir de 1964, le groupe de Britton Chance à Philadelphie et, plus tard, le groupe de Benno Hess à Dortmund publièrent une série d’articles expérimentaux qui rapportaient l’existence d’oscillations d’origine chimique dans des processus enzymatiques liés notamment au cycle de la glycolyse. En 1966, comme le rapporte un bref article en collaboration avec René Lefever et Grégoire Nicolis paru en 1967, les premières tentatives thermodynamiques de rendre compte à Bruxelles de ces observations expérimentales en modélisant les processus enzymatiques impliqués par des schémas réactionnels bimoléculaires (a posteriori manifestement trop primitifs) furent décevantes puisqu’elles ne prédisaient, même pour une valeur extrême (infinie) de la dissipation, que l’existence d’oscillations amorties autour de la branche thermodynamique qui restait obstinément stable. Mais les jours de « la tyrannie de l’équilibre (13)  » étaient comptés et à la merci d’une fluctuation. Celle-ci eut lieu au printemps 1966 avec la redécouverte par Prigogine d’un article intitulé The chemical basis of morphogenesis dû au grand mathématicien Alan M. Turing. Ce superbe travail de pionnier, tant du point de vue de l’idée et des mathématique appliquées, que du point de vue présentation et discussion du but biologique, avait été publié en 1952 mais, signe qu’il sortait vraiment de l’ordinaire et était en avance sur son temps, était resté quasiment ignoré avant 1966 (14). Dans son autobiographie, Prigogine mentionne qu’il avait rencontré Turing à Manchester en 1949, que celui-ci lui avait parlé des questions de stabilité l’intéressant, et admet que « trop préoccupé sans doute, à l’époque par la thermodynamique linéaire je ne fus pas suffisamment réceptif ».

Le monde scientifique dans son ensemble n’avait pas été réceptif. Cela allait rapidement changer grâce à Prigogine. La thermodynamique de non-équilibre était maintenant devenue non-linéaire. Elle avait atteint le stade de maturité permettant de pleinement légitimer au plan physique l’idée de Turing, et plus que cela, elle permettait, au delà des motivations originales seulement biologiques, de faire briller cette idée en lui conférant une place prééminente dans le contexte de la physique macroscopique au sens interdisciplinaire le plus large. Ce contexte allait devenir de plus en plus bouillonnant avec la définition par Prigogine du concept de Structure Dissipative englobant l’ensemble des comportements organisés où la matière parvient par augmentation de la dissipation à échapper à la tyrannie de l’équilibre.

L’article de Turing concerne la stabilité spatio-temporelle de systèmes dont les composés réagissent chimiquement et diffusent dans un milieu spatialement isotrope. L’existence possible de structures spatiales stationnaires consécutives à l’apparition d’une instabilité de la distribution initialement uniforme des concentrations est l’idée centrale avancée. Un schéma réactionnel n’impliquant que des étapes chimiques bimoléculaires mais dont la discussion est ardue (9 réactions chimiques impliquant 10 composés) est proposé et simulé numériquement pour illustrer cette possibilité. Dans un article de 1967 On symmetry-breaking instabilities in dissipative systems, Prigogine et Nicolis démontrent la consistence thermodynamique de ce schéma ; ils notent qu’il ne peut pas présenter de bifurcation engendrant des oscillations chimiques entretenues si la distribution spatiale des concentrations est maintenue uniforme (système bien mélangé). Ils généralisent ensuite le schéma en incluant les réactions chimiques inverses et parviennent par un calcul de stabilité linéaire et d’adroites approximations à calculer pour une gamme de valeurs des paramètres le seuil thermodynamique où, loin de l’équilibre, peuvent apparaître spontanément, i.e. déclenchées par des fluctuations spontanées dues à l’agitation thermique, des distributions de concentrations stationnaires non-uniformes dans l’espace. En conclusion, ils soulignent la parenté de telles structures avec celles observées dans le système de Bénard en les appelant des Structures Dissipatives. Dans un second article paru en 1968 On symmetry-breaking instabilities in dissipative systems II, Prigogine et Lefever clarifient, à l’aide d’une inégalité portant sur la production d’entropie d’excès due aux fluctuations par rapport à l’état uniforme, la nature des cinétiques chimiques susceptibles de devenir instables et le rôle inattendu de la diffusion. La discussion est illustrée au moyen de trois schémas réactionnels dont le Brusselator qui deviendra un paradigme classique de la théorie des structures dissipatives (15). La cause pour laquelle, en l’absence de diffusion, le modèle de Turing ou les premiers modèles de réactions biochimiques étudiés ne présentent jamais d’oscillations entretenues est indiquée en conclusion (16).

La première d’une série de Conférences Internationales sur le thème Theoretical Physics and Biology eut lieu au mois de juin 1967 à Versailles (17). Prigogine ouvrit la conférence pour la physique. Le thème proposé et la qualité de l’audience comprenant une dizaine de Prix Nobel constituaient une opportunité parfaite pour exposer sous le titre Structure, Dissipation and Life les progrès réalisés en thermodynamique de non-équilibre et pour la première fois sa théorie naissante des structures dissipatives. La conclusion de l’exposé ne passa pas inaperçue : « But the most exciting perspective is the possibility of combining the unity of matter with a clear distinction of what is life and what not as these two states of matter would be separated by an instability corresponding to a critical affinity. Therefore there appears at least some hope of reconciling the basic duality of our experience with the unity of the laws of nature. » L’espoir exprimé, c’est celui qu’apporte la réhabilitation des phénomènes irréversibles en train de s’accomplir : la matière vivante n’est pas aussi économe en dissipation que le théorème de production d’entropie minimum pouvait le laisser penser, mais on commence à comprendre la physico-chimie qui permet à cette matière d’exister. Être hors d’équilibre ne suffit pas. Il n’y a pas de passage continu possible de la matière inanimée à la matière vivante. Il y a un seuil de dissipation qu’il faut dépasser pour que la chimie échappe complètement à la tyrannie de l’équilibre et acquière ce comportement sans cesse auto-constructif, auto-entretenu et évolutif qu’a l’état auquel nous attribuons la qualité de vivant.

En juillet 1968, à Prague à l’occasion du cinquième Congrès de la Fédération Européenne des Sociétés de Biochimie (FEBS), Britton Chance organisa une réunion satellite Conference on Biological and Biochemical Oscillators à laquelle put participer le chimiste russe Anatole M. Zhabotinsky. Celui-ci avait pris la relève de Belousov et amélioré la méthodologie de sa réaction. Il rapporta les comportements oscillants de celle-ci et aussi la capacité spectaculaire qu’elle a de propager des ondes de concentration. La dénomination Structure de Turing sera généralement utilisée par la suite pour désigner ces comportements spatio-temporels organisés. Un mois plus tard, les chars soviétiques mirent fin au printemps de Prague mais la réaction de Belousov-Zhabotinsky (réaction-BZ) était désormais largement connue à l’ouest (18). Son schéma réactionnel détaillé est fort compliqué (19), mais elle peut être réalisée très simplement. Elle deviendra le premier et principal paradigme expérimental des structures dissipatives chimiques.

L’enthousiasme, on pourrait dire l’engouement, qui se développa dans les années qui suivirent pour l’étude des structures dissipatives engendra rapidement à Bruxelles et dans le monde une multitude de travaux dans une multitude de domaines. On n’essaiera pas d’en résumer ici une sélection. Les choix en la matière impliquent toujours des partis pris personnels et les longues énumérations sont quant à elles toujours insignifiantes. Ces travaux sont en partie rassemblés et pleinement discutés dans les livres remarquables de Glansdorff et Prigogine Thermodynamics of Structure, Stability, and Fluctuations, et de Nicolis et Prigogine Self-organization in Non-Equilibrium Systems publiés en 1971 et 1977. Considérons plutôt deux propriétés spécifiques des structures dissipatives chimiques de Prigogine qui expliquent leur succès.

Tout d’abord, il y a le rôle paradoxal de la diffusion. Les brisement de symétrie responsables des gradients de concentration observés dans le cas des structures dissipatives des systèmes réaction-diffusion n’ont rien à voir avec le phénomène d’équilibre bien connu de la démixtion des composés d’un mélange immiscible : cela n’a aucune parenté avec l’huile et l’eau qui se séparent. Il n’est pas question non plus de changement de signe d’un coefficient de diffusion qui deviendrait négatif. Au contraire, la diffusion est ici en soi toujours parfaitement stable et les flux diffusifs peuvent même ne dépendre que linéairement des forces thermodynamiques de diffusion. On interprète souvent la cause des structures dissipatives spatio-temporelles chimiques comme étant un couplage entre diffusion et chimie, ou même parfois carrément comme une instabilité diffusionnelle. Ces interpétations sont incorrectes ou pour le moins, dit avec plus d’indulgence, des relâchements de langage qu’il conviendrait d’éviter. Une des pièces du puzzle thermodynamique assemblé par Prigogine dans sa thèse, c’est le théorème de Curie excluant précisément de tels couplages. L’incorporation à la thermodynamique de non-équilibre de ce théorème établi en 1898 en référence à des phénomènes d’équilibre, est en fait une avancée conceptuelle importante (20) : c’est la prise de conscience que ce théorème est beaucoup plus général que le contexte physique dans lequel il a été formulé. Que l’on soit près ou loin de l’équilibre, l’existence de couplage entre chimie et diffusion est toujours exclue. Ce dont il s’agit ici, c’est tout le contraire d’un couplage. Le mécanisme en question est une subtile et inattendue compétition entre la chimie, processus non-linéaire stable à l’équilibre (21), mais qui amplifie localement de plus en plus rapidement, lorsque l’écart à l’équilibre chimique croît, des fluctuations que la diffusion n’arrive plus alors à amortir car son échelle temporelle propre d’évolution n’est pas affectée par l’écart à l’équilibre chimique (l’affinité à laquelle Prigogine fait allusion dans la conclusion de sa conférence à Versailles en 1967). Essentiellement, le seuil de dissipation minimum de Prigogine apparaît parce que la vitesse d’évolution du processus irréversible chimique devient de plus en plus grande et que d’autre part lorsque l’affinité chimique augmente, la vitesse du transport irréversible de matière par diffusion n’est pas affectée par cette augmentation et devient incapable d’amortir les fluctuations, qui dans une décomposition en modes de Fourier correspondent à une bande finie de modes instables, excluant les très grandes et très petites longueurs d’ondes.

Une deuxième propriété qui explique l’énorme intérêt, particulièrement pour les structures dissipatives chimiques, c’est leur caractère strictement dissipatif : les transports convectifs réversibles de matière, qui sont essentiels en hydrodynamique, sont remplacés par le transport strictement irréversible et dissipatif de la diffusion. La conséquence n’est pas seulement attrayante par rapport aux situations isothermes rencontrées, par exemple, en biologie dans des systèmes cellulaires dont on peut supposer qu’ils fonctionnent au premier chef comme des systèmes réaction-diffusion. Plus fondamentalement, il y a le fait que les brisements de symétrie en chimie sont intrinsèques. Cette propriété a déjà été signalée plus haut pour les oscillateurs chimiques. On la retrouve, et de manière frappante, pour le cas réaction-diffusion. Au contraire des cellules de Bénard, qui sont des structures dissipative extrinsèques, dont l’échelle spatiale dépend de facteurs externes, comme les conditions aux bords et l’épaisseur de la couche de fluide, la longueur d’onde des modulations spatiales de concentration observées en chimie est qualitativement de la forme $\sqrt{D/k}$, où $D$ a les dimensions d’un coefficient de diffusion et $k$ est l’inverse d’un temps caractéristique de la cinétique chimique, autrement dit, ces grandeurs ne dépendent que de paramètres spécifiques des phénomènes irréversibles se déroulant au sein du système. Dans un espace à deux ou trois dimensions, les types de structures spatio-temporelles et de bifurcations possibles deviennent énormes en même temps que se pose de manière de plus en plus vive le riche ensemble de problèmes concernant leur stabilité relative, la détermination de leurs domaines de coexistence et de leur sensibilité aux perturbations externes ou aux fluctuations internes.

Ces deux propriétés à elles seules permettent déjà de comprendre pourquoi les structures dissipatives, et particulièrement leur version chimique, déclenchèrent et reçurent plus d’intérêt que les instabilités hydrodynamiques et les structures dissipatives de la mécanique des fluides. Après tout, les cellules découvertes par Henri Bénard sont connues depuis 1900 et l’existence d’une certaine parenté entre ces comportements auto-organisés et ceux de la matière vivante n’avait pas échappé à celui-ci, comme en témoigne dans son article original la réflexion : « Ce résultat mérite peut-être l’attention des savants qui ne désespèrent pas de rattacher les phénomènes si complexes de la vie aux lois générales de la Nature inorganique ». Cinquante-deux ans plus tard, lorsque paraît l’article de Turing, ce message est resté sans lendemain et l’article de Bénard n’est pas cité. Il y a plus de deux cents ans, Denis Diderot écrivait : « Je distingue deux moyens de cultiver les sciences : l’un d’augmenter la masse des connaissances par des découvertes, et c’est ainsi que l’on mérite le nom d’inventeur ; l’autre de rapprocher les découvertes et de les ordonner entre elles, afin que plus d’hommes soient éclairés et que chacun participe, selon sa portée, à la lumière de son siècle ». Quelle magnifique définition, qui s’applique si bien à l’inventeur de la machine de Turing et au père des structures dissipatives !

En 1977, l’attribution du Prix Nobel de Chimie à Ilya Prigogine « for his contributions to non-equilibrium thermodynamics, particularly the theory of dissipative structures » couronna l’aboutissement d’un effort de recherche s’étalant sur presque quarante ans, guidé depuis la jeunesse par une extraordinaire et visionnaire intuition personnelle qui imposa un virage à 180° par rapport à des conceptions de la physique classique, enracinées depuis le dix-neuvième siècle.

Parmi les développements, suscités par Prigogine, qui ont contribué à faire connaître ses idées dans le monde, sont à mettre en exergue les remarquables travaux à Bruxelles de Guy Dewel, trop tôt disparu, de Pierre Borckmans et de Daniel Walgraef, qui ont exploré au départ d’idées et de méthodes issues de la théorie des transitions de phase les propriétés des systèmes réaction-diffusion et des structures dissipatives dans des espaces à deux et trois dimensions, et aussi l’émergence de nouveaux groupes de recherche, sous l’impulsion d’Albert Goldbeter et de Jean-Louis Deneubourg, consacrés à la chronobiologie et à l’étude des mécanismes gouvernant l’organisation des sociétés d’insectes.

Une remarque, qui n’est pas sans intérêt historique, s’impose enfin. Contrairement à ce qui est souvent supposé, les Structures de Turing-Prigogine correspondant aux distributions de concentration stationnaires à la fois dans l’espace et dans le temps, qui sont le comportement majeur décrit par Turing et compris par Prigogine en termes des principes premier de la physique, ne furent pas mises en évidence expérimentalement avec la réaction de Belousov-Zhabotinsky. Leur première mise en évidence expérimentale est due, en 1989, à Patrick De Kepper et à ses collaborateurs du groupe de Bordeaux, et ensuite à Q. Ouyang et Harry Swinney à Austin. Dans les deux cas, ce succès fut obtenu grâce à la réaction CIMA ( chlorite-iodide-malonic-acid reaction). Le nombre de réactions permettant d’observer et d’étudier expérimentalement les structures de Turing-Prigogine stagna à deux pendant vingt ans. La situation est en train de changer grâce à la méthode de prédiction semi-empirique mise au point récemment par Patrick De Kepper et ses collaborateurs.

L’attribution du Prix Nobel n’était pas le sommet du col au bout du chemin sinueux. Par rapport à la préoccupation qui domine son oeuvre, le sommet à atteindre pour Prigogine c’est résoudre le mystère de la flèche du temps.

Pour lui, il y a « trois grandes conceptions des temps » qui prises isolément sont insuffisantes : (i) le temps de la mécanique, paramètre géométrique qui n’est associé à aucune structure et sert à décrire des déplacements dans l’espace ; (ii) le temps thermodynamique lié à l’entropie que la physique classique a associé au désordre croissant ; (iii) le temps biologique lié à l’évolution que Darwin a associé à la création du monde vivant organisé. Depuis sa jeunesse il a cherché à les relier.

Le désir de relier ces différents temps, qui au bout du compte deviendra le désir de les unifier, apparaît dans le dernier chapitre Temps et entropie de sa thèse de 1945. Il est frappant de constater que s’y trouve la seule formule qui dans toute la thèse ait été encadrée : elle correspond à un essai d’associer une échelle de temps liant la notion de durée d’une évolution irréversible à son « contenu d’irréversibilité » (écart à l’équilibre). En somme c’est le lien entre le temps thermodynamique et le temps biologique dont il s’agit. Après la découverte des structures dissipatives, les interrogations correspondant à ce problème ont trouvé leur réponse : le temps thermodynamique n’est plus seulement associé au désordre croissant et à la marche vers la mort thermique ; loin de l’équilibre, en thermodynamique comme en biologie, le temps devient créateur de structures de plus en plus organisées et innovantes.

Le lien entre le temps de la mécanique et le temps de la thermodynamique est une question beaucoup plus abstraite, ardue, riche en embûches techniques qui le préoccupera jusqu’à la fin de sa vie (au moins 200 articles scientifiques et plusieurs livres). Ici, évidemment la thermodynamique macroscopique ne suffisait pas, le chemin sinueux devient celui de la mécanique statistique. Il est activement emprunté à partir de 1954 avec pour premiers compagnons Léon Van Hove, Robert Brout et les chimistes convertis à la physique Radu Balescu, Pierre Résibois, disparu si jeune, Claude George et Françoise Hénin. La première synthèse des progrès accomplis fut le livre de Prigogine Non Equilibrium Statistical Mechanics paru en 1963. L’idée principale, centrale en mécanique statistique, consistait à décrire l’évolution d’un système macroscopique non par un ensemble de particules dont il est impossible de suivre les trajectoires, mais par une fonction de distribution, décomposée en corrélations d’ordre croissant. Cette approche prigoginienne typique s’avérera très fructueuse. Au fil des ans, le groupe des collaborateurs de Prigogine en mécanique statistique s’élargit rapidement avec l’arrivée de Fernand Mayné, de Michel De Haan et de très nombreux collaborateurs étrangers comprenant notamment Ioannis Antoniou, Pierre Courbage, Alkis Grecos, Bandyanath Misra et, au Texas, Linda Reichl, William Schieve, Dilip Kondepudi, G. Ordonez, Tomio Petroski. En même temps, Prigogine reprend sans cesse ses anciens travaux, notamment à la lumière des travaux d’Henri Poincaré concernant la classification des systèmes dynamiques en intégrables et non-intégrables, et aussi pour les compléter par les derniers résultats de la science. Le chaos déterministe qui a fait son entrée spectaculaire a considérablement affiné sa pensée et raffermi son ancienne idée de l’impossibilité physique de parler d’une trajectoire unique d’un système. La place manque ici pour approfondir plus avant l’exégèse de ces travaux. De plus, en dernière analyse, et en science particulièrement, il est souvent sage qu’un auteur choisisse de ne commenter que des sujets auxquels il a profondément réfléchi, travaillé lui-même, et pour lesquel il a toute confiance dans son jugement. Le lecteur trouvera dans l’ouvrage de Radu Balescu déjà mentionné une présentation très fouillée, parfaite de compétence, concernant cette partie de l’oeuvre d’Ilya Prigogine, en même temps qu’une bibliographie ordonnée de ses quelque mille articles scientfiques, livres, notes et autres publications.

Prigogine avait une immense culture philosophique, bâtie sans discontinuer depuis l’adolescence, peut-être suscitée, au départ, par sa formation gréco-latine. Son philosophe favori, en tout cas le plus souvent cité, est Henri Bergson. Il partageait ses conceptions d’un temps créateur de structures et source d’« élaboration continue de l’absolument nouveau ». Dès la fin des années septante, l’activité scientifique de Prigogine se doublera d’une intense activité sur le plan philosophique. Il fut magnifiquement épaulé dans cette tâche par Isabelle Stengers. Les fruits de leur collaboration, et notamment la parution de La Nouvelle Alliance en 1979, engendrèrent un immense intérêt.

Ilya Prigogine ne regardait pas le monde depuis une tour d’ivoire. Son regard se portait aussi plus volontiers vers l’avenir que vers le passé. Lui-même a souligné ce profond trait de son caractère dans son autobiographie. Cette prédilection pour ce qui concerne le futur est manifeste dans les titres d’ouvrages comme La Nouvelle Alliance, From Being to Becoming, ou encore La Fin des Certitudes. Prolongements de ses travaux scientifiques, ces ouvrages sont autant de réflexions tissant un lien entre la dynamique des phénomènes physiques fondamentaux et les processus dynamiques irréversibles qui gouvernent le changement et l’innovation au niveau macroscopique, voire à l’échelle humaine. Ce sont aussi des plaidoyers porteurs d’espoir. Supportés par une immense culture, ils affirment une vision humaniste de la Science et de son progrès, une vision en général optimiste, contrastant singulièrement avec la plupart des courants de pensée actuels. Ils redéfinissent la place de l’homme et le sens de l’aventure scientifique par rapport à la Nature. Leur message regarde vers l’avenir. C’est une incitation à imaginer avec confiance le devenir.

Ilya Prigogine, dans « Les Prix Nobel 1977 », Almqvist and Wiksell International, Stockholm, Suède (1978). Archives de la réserve précieuse de l’Université libre de Bruxelles. « Ilya Prigogine - sa vie, son œuvre », par Radu Balescu, Académie royale de Belgique (2006).