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Nicolas Cudré-Mauroux. L'innovation et les synergies

Nicolas Cudré-Mauroux est docteur en sciences des matériaux de l’École Polytechnique Fédérale de Lausanne (EPFL). Dès 1988, il est engagé chez l’américain DuPont de Nemours en tant que chercheur. Il y restera 27 ans, occupant différents postes dont celui de Directeur des activités Advanced Fibers & Nonwovens pour l’Europe, le Moyen-Orient et l’Afrique. En 2011, il rejoint l’équipe dédiée à l’intégration entre DuPont et Danisco et l’année suivante, il s’installe au Danemark pour prendre le poste de Directeur Technology & Innovation pour l’activité Food Ingredients, constituée suite à l’acquisition de Danisco.

Changement de cap en 2015 : Nicolas Cudré-Mauroux rejoint le groupe Solvay en tant que directeur de la Recherche et de l’Innovation. Il est désormais à la tête de plus de 2000 chercheurs. En juin dernier, Nicolas Cudré-Mauroux devient membre de l’Académie royale des Sciences, des Lettres et des Beaux-Arts de Belgique (classe Technologie & Société).

L'orientation de sa direction de recherche est portée par une conviction forte : l'innovation est créatrice de valeurs, tant sociétales que financières, aux interfaces entre science, industrie et marketing. Réaliser ces synergies force à sortir des tours d'ivoire...


D’entrée, comme à chacune de nos rencontres avec un nouvel académicien, nous lui posons la question des origines familiales et de la naissance de sa vocation. Comment en vient-t-on à se passionner pour l’innovation et les matériaux ?


Je suis né au Luxembourg d’une famille suisse. Mon père travaillait dans la construction et s’était spécialisé dans les grands chantiers : barrages, tunnels, etc. ce qui nous donnait l’occasion de voyager. Ma famille a toujours favorisé les études. Mon grand-père, à la fois entrepreneur et homme politique (il était élu au Conseil National suisse) a eu beaucoup d’influence sur moi, tout comme un oncle ingénieur. Entre mon père, mon grand-père et mon oncle, la question n’était pas de savoir si j’allais faire des études, mais quelles études j’allais faire ! Très rapidement, le domaine technique m’a intéressé, même si le droit ou l’économie m‘ont tenté.

Malgré une thèse, je ne suis pas un pur scientifique : ce qui m’intéresse, c’est l’application. Le mot innovation est si important quand on parle de recherche et de science : l’innovation, c’est la création de valeur — pas seulement financière mais également sociétale… — via le développement de nouvelles solutions. C’est un fil rouge chez moi : la combinaison des domaines, l’interdisciplinarité. Ça me passionne. La science et le marketing. Les processus industriels et les aspects environnementaux. Science, industrie et implications sociétales. Trop souvent, ces domaines sont opposés : il est tellement plus intéressant d’en voir les potentialités synergétiques ! C’est ce qui m’a attiré dans la science des matériaux : c’est un point de rencontre de plusieurs domaines scientifiques. À l’EPFL, c’était une section nouvelle et toute petite : deux atouts à mes yeux.

Une anecdote fondatrice : en 1982, je tombe sur l’interview d’un champion de bobsleigh, l’un des meilleurs en Suisse. Il souhaitait progresser sur le plan technique et lançait un appel à l’aide. J’avais 20 ans, j’ai téléphoné… j’étais le seul. On s’est tout de suite très bien entendu. Mes travaux à l’EPFL ont été ré-orientés en conséquence et mon directeur de thèse m’a laissé le champ libre pour travailler sur ce projet. Nous avons préparé les Jeux olympiques de Sarajevo… Ce fut un véritable exercice pratique pendant mes études : le travail en équipe, le fait de développer un projet avec très peu de ressources…, une expérience extraordinaire y compris dans la gestion du stress. Le jour où vous voyez votre bob, celui sur lequel vous avez vous-même collé la croix suisse, descendre la piste à Sarajevo et se battre pour une médaille, c’est assez intense !

On voit que dès le départ vous participez à des projets qui manient l’application et l’interdisciplinarité. Et l’humain ! Revenons au concept d’innovation qui est chez vous un fil rouge. D’habitude, on entend parler de recherche & développement…

Ce qui motive la science fondamentale, c’est la curiosité pure. Rien d‘autre. Avec la recherche, on entre dans le champ de l’application des sciences au développement d’une solution à un problème. Comment faire rouler des voitures sans émettre de CO2 ? C’est un problème. On a des outils scientifiques que l’on peut appliquer à sa résolution. C’est de la recherche. L’innovation, c’est l’utilisation de tous les outils de la science et de la recherche pour créer de la valeur. On peut trouver une solution à un problème et ne jamais l’appliquer : soit elle détruit de la valeur, soit elle n’en crée pas, soit elle se heurte à une impossibilité externe, non technique… La recherche seule ne génère pas systématiquement de l’innovation. Et les impossibilités ne sont pas d’ordre exclusivement technique : il peut s’agir d’un problème de business model, par exemple. Il arrive que l’on travaille avec d’excellents chercheurs, mais qui n’arrivent pas à opérer ce passage vers l’innovation.

Ça signifie qu’au sein de vos équipes de recherche, vous favorisez l’interdisciplinarité, avec des juristes, des économistes, des spécialistes en marketing…

Oui ! Car une cause d’échec, c’est de rester dans sa tour d’ivoire. Ça a marché par le passé : à l’époque de l’invention des polymères par exemple, toute nouvelle molécule inventée dans cette nouvelle famille de matériaux avait de la valeur ! Mais cela a un temps et, à un moment, il faut une collaboration entre les chercheurs et les gens du marketing qui vont comprendre les besoins, qui vont savoir comment exploiter certaines inventions, qui vont donner ce feed-back aux chercheurs, qui eux-mêmes vont adapter leur programme de recherche… Et il faut développer un langage entre les deux ! Les gens qui ont fait du marketing et qui reviennent à la recherche, comme c’est mon cas, arrivent à construire ces canaux de communication.

Votre département emploie plus de 2000 chercheurs. Vous entretenez aussi des collaborations avec des universités, via des bourses, des fonds, des subsides… Dans ce monde tourné vers l’innovation, y a-t-il encore de la place pour le surgissement de la découverte inattendue ?

Poser cette question à quelqu’un qui travaille chez Solvay, ça tombe particulièrement bien ! Solvay garde cette connexion avec la découverte scientifique. D’une part, nous sommes toujours sous le contrôle des familles fondatrices qui sont très impliquées dans la recherche et l’innovation et qui valorisent une perspective à long terme. Par ailleurs, le financement de certains projets de très grande ampleur ne peut être effectué que par des États. Quand on parle d’un outil comme le CERN, on parle d’un tel investissement qu’il s’agit même d’un projet supra-national. Un groupe comme Solvay doit rester connecté aux découvertes scientifiques pour comprendre quelles sont les options intéressantes à développer à l’horizon de dix, quinze ou vingt ans. Et c’est là que le caractère familial de Solvay est intéressant : nous bénéficions d’un équilibre temporel particulier.

La famille Solvay semble en effet très soucieuse de favoriser cet aspect de cette activité. Je me suis même laissé dire que votre conseil d’administration vous demandait régulièrement si vos budgets étaient suffisants…

C’est la première question que m’a posée le conseil d’administration : êtes-vous sûr que l’on fait assez en recherche ? J’étais plutôt habitué à entendre « Faites plus avec moins ! ». Ça fait partie de l’ADN de cette compagnie qui sans sa passion pour l’innovation, la recherche et la science ne serait plus la même. Mon rôle, c’est d’exploiter cette différence qui nous démarque de nos concurrents. Tout le monde n’a pas la chance de pouvoir s’inscrire dans cet équilibre entre le court et le long terme.

Quel fut le rôle de Solvay dans l’aventure du Solar Impulse, le projet d’avion solaire mené par Bertrand Piccard et André Borschberg ?

Bien que le projet Solar Impulse soit terminé, Bertrand Piccard et son équipe continuent à travailler à sa communication et au développement de solutions durables et nous y restons connectés. Pendant le projet, Solvay a mis à la disposition de Solar Impulse jusqu’à vingt experts techniques qui aidaient l’équipe à développer des solutions. Six mille pièces de l’avion ont été fabriquées à partir d’une quinzaine de matériaux mis au point chez nous… C’était une véritable collaboration, bien plus qu’un chèque pour avoir notre nom sur l’avion !

La difficulté, aujourd’hui, c’est de retrouver un projet aussi emblématique ! Le génie de Solvay – et je peux le dire sans forfanterie : je n’y étais pas, je ne suis arrivé qu’un an avant la fin de l’aventure – a été de croire très tôt à ce projet, à une époque où l’industrie aéronautique était convaincue que ce n’était pas possible. Solvay, qui ne travaillait pas dans ce domaine, a fait preuve d’un courage et d’une audace remarquables. Et ça a marché ! C’était le projet parfait, qui correspondait à Solvay, à ses priorités en matière de développement durable, très fédérateur pour les équipes, le cas idéal en termes d’image… ce fut une réussite.

Vous venez de parler de développement durable. Quels projets Solvay développe-t-elle, dont la valeur ajoutée serait plutôt d’ordre sociétal ?

Le long terme et l’impact sociétal sont très importants pour nous et pour nos actionnaires. Nous fabriquons des matériaux compatibles avec le développement durable. Nous ne fabriquons pas des choses qui n’auraient pas de sens pour la planète même si à court terme elles généreraient d’intéressants profits. Pour ce faire, nous travaillons sur deux axes : la mobilité durable et l’optimisation des ressources. La mobilité durable, c’est l’allègement des véhicules (y compris les avions), la réduction de la pollution dont ils sont responsables, l’aide à la transition électrique, notamment en développant la prochaine génération de batteries, plus sûres, plus performantes et moins chères. Nous travaillons aussi à rendre plus efficace l’exploitation des ressources naturelles —par exemple dans le cas d’une mine ou d’un forage pétrolier— afin de produire moins d’impact sur l’environnement. Dans le domaine agricole, nous ne fabriquons pas de désherbants, mais nous travaillons à une meilleure efficacité des molécules de manière à en utiliser moins.

Vous venez d’être élu à l’Académie. Que souhaitez-vous faire percoler, transmettre à l’Académie de votre expérience du privé et de l’industrie ?

Oui, il s’agit de nouveau d’interconnexion ! J’ai eu des discussions très intéressantes avec des gens issus du monde politique, juridique, financier sur le rôle de l’Europe, sur son futur, sur le rôle de la Belgique en tant que cœur de l’Europe, sur l’impact de l’innovation, de la recherche, de la science… Je trouve extraordinairement intéressant d’entendre et de comprendre les points de vue de personnes qui n’ont pas le même background que le mien. Ça permet d’élargir le spectre des idées et même de remettre en question certains schémas de pensée. J’espère amener un point de vue nourri de mon expérience dans l’industrie d’une part, dans une compagnie américaine et aux États-Unis d’autre part. En même temps, j’ai une formation scientifique qui permet de dialoguer dans un langage commun.

Mon attente est aussi un peu égoïste : je suis comme le papier buvard qui aimerait absorber toutes ces expériences, toutes ces idées, toutes ces manières de penser !

Outre cette ouverture à d’autres grilles de lecture que la vôtre, qu’est-ce que ce titre d’académicien change pour vous ?

C’est une grande fierté que de rejoindre l’Académie ! Mais cela induit une certaine responsabilité : une Académie comme la nôtre se doit de faire passer certains messages et de faire bouger les choses dans la bonne direction. Il est important que nous nous exprimions vers l’extérieur. En tant qu’Académie royale de Belgique, ce que nous disons a de l’impact. Il faut saisir ces opportunités.

Propos recueillis par François Kemp

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