Amand A. Lucas
Une fascination pour la double hélice Simulations optiques de la diffraction des rayons X par l’ADN
Reference 9 Version 1 Date 24/10/2013
Text / Une brève histoire de la diffraction
Une brève histoire de la diffractionThomas Young et la diffraction optique

La controverse entre les deux thèses sur la nature de la lumière, particules selon Newton, ondes selon Huygens, fut résolue par Thomas Young en Angleterre en 1803 (1). Les innombrables contributions de Young en physique et dans plusieurs autres domaines du savoir sont fort bien décrites dans le livre récent d’Andrew Robinson (2). L’expérience fameuse des deux trous (ou deux fentes) de Young est célèbre et, depuis deux siècles, doit avoir été reproduite un nombre incalculable de fois dans l’enseignement des sciences. Cette expérience de Young confirma le comportement ondulatoire de la lumière visible (3). Elle permit aussi à Young de « corriger Newton » en fournissant l’explication ondulatoire correcte des fameux anneaux de Newton (4) en termes d’interférence des différentes longueurs d’onde de la lumière visible.

Le phénomène de diffraction par une mince fente et l’interférence entre les ondes diffractées par deux ou plusieurs fentes parallèles est très facilement réalisée aujourd’hui en exploitant la haute cohérence de la lumière d’un simple pointeur laser et un réseau de fentes sur une diapositive opaque. Nous reproduirons ci-dessous la dite expérience de Young sous une forme moderne en utilisant la diapositive de diffraction illustrée à la fig. 1 (5).

La diapositive comporte 12 réseaux de diffraction. Chacun des 12 réseaux consiste en un motif de diffraction vertical (voir fig. 1) reproduit une trentaine de fois en parallèle. Les motifs successifs sont conçus de manière à incorporer progressivement les caractéristiques structurales de la double hélice schématisés par les motifs des derniers panneaux 11 (ADN-A) et 12 (ADN-B).

Le faisceau d’un pointeur laser est passé à travers chaque réseau et projeté à quelques m sur un écran blanc. Un laser rouge convient mais demande une pièce quelque peu assombrie tandis qu’un laser vert fonctionne en plein jour, grâce à la sensibilité supérieure de la rétine à cette couleur. Rappelons qu’il ne peut être question en aucune circonstance de soumettre l’œil de quiconque directement au faisceau lumineux d’un laser même de faible puissance.

L’utilisation d’un laser n’est d’ailleurs pas indispensable. Il suffit de disposer d’une source de lumière suffisamment « cohérente ». La source ponctuelle d’une simple lampe de poche vue à grande distance à travers la diapositive placée devant l’œil suffit pour observer les figures de diffraction que produirait un laser. Si la source émet de la lumière blanche, les figures de diffraction seront irisées dans les couleurs de l’arc-en-ciel dont les longueurs d’onde sont séparées par la diffraction.

Fig.1 La diapositive de diffraction utilisée dans cet exposé comporte 12 panneaux numérotés de 1 à 12; dans chaque panneau, le motif de diffraction est indiqué en haut à gauche.
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Fig. 1. La diapositive de diffraction utilisée dans cet exposé comporte 12 panneaux numérotés de 1 à 12 ; dans chaque panneau, le motif de diffraction est indiqué en haut à gauche.

Le réseau 1 comporte environ 1000 fentes minces sur 1 cm2 dont une partie intercepte le faisceau. La figure de diffraction-interférence produite par un pointeur laser par ce panneau est montrée à la fig. 2. L’intensité diffractée apparait le long de lignes équidistantes que nous appellerons « layer lines ». L’interdistance entre les layer lines est inversément proportionnelle à la distance verticale entre les fentes du réseau. Les maxima d’intensité des layer lines sont alignés le long d’une droite perpendiculaire aux lignes horizontales du réseau objet.

Fig.2 La figure de diffraction (à droite) produite par le panneau 1 de la Fig.1 dont le motif (à gauche) est une série de fentes séparées de d. La distance entre les franges d’interférences est λD/d où λ est la longueur d’onde et D la distance entre la dia et l’écran d’observation.
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Fig. 2. La figure de diffraction (à droite) produite par le panneau 1 de la fig. 1 dont le motif (à gauche) est une série de fentes séparées de d. La distance entre les franges d’interférences est λD/d où λ est la longueur d’onde et D la distance entre la dia et l’écran d’observation.

La fig. 3 rappelle l’explication mathématique de la formation des layer lignes : elles aparaissent dans les directions θ données par la loi de Young d sinθ = nλ où λ est la longueur d’ondes. La distribution d’intensité le long des layer lines dépend de la largeur des fentes.

Fig.3 Le réseau de fentes distantes de d diffracte la lumière dont les rayons interfèrent constructivement dans les directions des franges d’interférence appelées layer lines, c’est à dire dans les directions θ telles que la différence de marche entre deux rayons voisins est un multiple entier n de λ. Les layer lines sont distantes de λD/d où D est la distance entre les fentes et l’écran (D >> d).
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Fig. 3. Le réseau de fentes distantes de d diffracte la lumière dont les rayons interfèrent constructivement dans les directions des franges d’interférence appelées layer lines, c’est à dire dans les directions θ telles que la différence de marche entre deux rayons voisins est un multiple entier n de λ. Les layer lines sont distantes de λD/d où D est la distance entre les fentes et l’écran (D >> d).

C’est précisément cette relation de réciprocité entre la distance d entre les fentes et la distance 1/d (fig. 3) entre les layer-lines qui conduisit Young à prouver le caractère ondulatoire de la lumière.

Diffraction des Rayons X

La galerie de photos de la fig. 4 montre quatre des protagonistes qui ont fait de 1913 « une année miracle » pour la physique. On y reconnait Niels Bohr, découvreur du modèle quantique de Bohr de l’atome d’hydrogène, Max von Laue qui fut le premier à démontrer que les rayons X découverts en 1896 par W. Röntgen étaient des ondes électromagnétiques susceptibes d’être diffractées par un réseau atomique, Lawrence Bragg qui découvrit la « loi de Bragg » pour cette diffraction et Henri Moseley qui contribua, avec l’aide de la loi de Bragg et du modèle de Bohr, à l’établissement d’un échelle absolue des longueurs d’onde des rayons X.

Fig.4 De gauche à droite, Niels Bohr, Max von Laue, Lawrence Bragg et Henry Moseley, quatre physiciens qui ont marqué l’année 1913.
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Fig. 4. De gauche à droite, Niels Bohr, Max von Laue, Lawrence Bragg et Henry Moseley, quatre physiciens qui ont marqué l’année 1913.

L’origine de la loi de Bragg est rapellée à la fig. 5. Le facteur 2 dans cette loi comparée à la loi de Young de la fig. 3 provient de ce que les rayons X sont réfléchis par les plans atomiques successifs (deux différences de marche dsinθ), tandis que dans l’expérience de Young les rayons lumineux sont transmis (une seule différence de marche dsinθ) par les fentes.

Fig.5 Construction géométrique de la loi de Bragg pour la diffraction des rayons X.
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Fig. 5. Construction géométrique de la loi de Bragg pour la diffraction des rayons X.

Types d’échantillons pour la diffraction X

Afin d’obtenir une figure de diffraction X utilisable en termes de structure, l’échantillon cible doit présenter un minimum de degré d’ordre atomique. La fig. 6 résume les différentes options selon le type d’ordre atomique dans l’échantillon.

Fig.6 Trois possibilités d’utilisation des rayons X pour la détermination de structures atomiques, selon l’ordre atomique dans la cible.
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Fig .6. Trois possibilités d’utilisation des rayons X pour la détermination de structures atomiques, selon l’ordre atomique dans la cible.

Les mesures historiques de diffraction X par l’ADN qui ont contribué à la découverte de la double hélice en 1953 ont été réalisées sur des fibres orientées (fiber diffraction) comprenant un très grand nombre de longues molécules d’ADN naturel arrangées plus ou moins en parallèle en un gel aqueux. Quelques années plus tard des mesures sur des monocristaux de courts segments d’ADN (oligonucléotides artificiels d’une douzaine de paires de base) confirmèrent la structure en double hélice et permirent, entre autre, d’affiner les caractéristiques géométriques de la molécule.

Diffraction de fibre de l’ADNDécouverte de l’ADN-A et de l'ADN-B

La Fig.7 reproduit les deux figures de diffraction d’une fibre d’ADN dans ses conformations A et B, avec les modèles moléculaires respectifs. Le diffractogramme de gauche fut obtenu et présenté par Maurice Wilkins à une conférence à Naples en 1951 à laquelle assistait Jim Watson alors en séjour postdoctoral en Europe. C’est cette image qui devait persuader Watson de rejoindre l’Angleterre pour poursuivre la recherche de la structure de l’ADN dans un laboratoire de cristallographie. L’image montrait en effet que la molécule pouvait être cristallisée et devait donc posséder une structure régulière et fixe dont la détermination conduirait peut être à découvrir sa fonction biologique (pour plus de détails on se référera au roman passionnant de Watson (6) ).

Fig.7 Les deux célèbres figures de diffraction X d’une fibre d’ADN dans sa conformation A (à gauche) et dans sa conformation B (à droite, la fameuse photographie 51), avec les deux modèles moléculaires correspondants.
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Fig. 7. Les deux célèbres figures de diffraction X d’une fibre d’ADN dans sa conformation A (à gauche) et dans sa conformation B (à droite, la fameuse photographie 51), avec les deux modèles moléculaires correspondants.

L’image de gauche fut réobtenue, avec une résolution accrue, par Rosalind Franklin au King College de Londres en 1952. En outre, en augmentant le contenu en eau de la fibre soumise aux rayons X, Franklin produisit une nouvelle image très différente, celle de droite dans la fig. 7. Comme elle pouvait passer réversiblement d’une image à l’autre simplement en modifiant l’humidité de la fibre, elle conclut correctement que la molécule devait adopter deux conformations distinctes, qu’elle baptisa ADN-A et ADN-B, selon son contenu en eau. Cette observation devait s’avérer être d’une importance capitale pour la suite. Contrairement aux nombreuses versions populaires qui attribuent la découverte de la double hélice exclusivement au contenu structurel de l’image de l’ADN-B (la fameuse Photograph 51), il s’avère que l’image de l’ADN-A joua un rôle tout aussi crucial, bien que plus subtil. Ce sont ces deux images que nous tenterons de comprendre en parallèle dans cet exposé.

Dans son histoire fascinante de la naissance de la biologie moléculaire, Horace Freeland Judson (7) parle d’une longue « line of candles » pour décrire les multiples petites et grandes avancées scientifiques qui ont jalonné le chemin ardu aboutissant finalement à la double hélice. Mentionnons quelques-unes des plus importantes, parmi une douzaine de ces trouvailles préalables indispensables : 1) la preuve que l’ADN et non les protéines est la substance de l’hérédité (Oswald Avery et al, 1944) ; 2) la directionalité des liaisons sucre-phosphate des brins d’ADN (Sven Furberg, 1949) ; 3) la structure hélicoïdale des protéines-α (Linus Pauling et al, 1951) ; 4) les images de l’ADN en diffraction X que nous étudions ici (Wilkins et Franklin, 1951-52) ; 5) la théorie de la diffraction des rayons X par une hélice monoatomique (Francis Crick et al, 1952).

Une théorie de la diffraction par une hélice monoatomique

C’est de cette dernière que nous allons maintenant dire un mot car on ne peut sous-estimer son importance dans le processus de la découverte.

La fig. 8 montre l’image que produirait la diffraction de rayons X (longueur d’onde de 0.15 nm) par une hélice circulaire hypothétique de 2 nm de diamètre, de 3,4 nm de période et de 10 atomes de Phosphore par période, soit les mensurations de l’épine dorsale de Phosphore d’un des deux brins de l’ADN-B. L’image en diffraction montre 1) des layer lines équidistantes horizontales dues à la périodicité verticale P de l’hélice, 2) une structure périodique de losanges entrecroisés reflétant la périodicité atomique axiale pa et 3) l’absence d’intensité diffractées dans les losanges méridionaux, ce qui fait apparaitre une croix de Saint André proéminente au centre des croisillons de losanges (voir fig. 8). Ainsi les mensurations de l’hélice sont directement lisibles sur la figure de diffraction : les layer lines sont séparées de λD/P (comme dans la fig. 3), la diagonale verticale des losanges mesure λD/pa et le rayon de l’hélice est relié à l’angle α de la croix de Saint-André centrale par P = 2ΠR tanα/2 (8)  (9).

Il est évident qu’en tant que co-auteur, Crick avait la théorie à sa disposition, « au bout des doigts » (ce sont ses mots). Bien que conçue pour les hélices-α de Pauling, Crick était pratiquement le seul à disposer de cette pièce maîtresse dans ses recherches sur la structure de l’ADN. En 1952 il avait enseigné la théorie à Watson pour aider ce dernier dans ses investigations en rayons X sur la structure probablement hélicoïdale du virus TMV (Tobacco Mosaïc Virus ou virus de la mosaïque du tabac) (10). Watson était donc prêt lui aussi à reconnaître des signes de structure hélicoïdale lorsqu’il en verrait.

Il ne fait aucun doute que cette connaissance préalable leur fournit un avantage décisif pour l’interprétation des images de Wilkins et Franklin, particulièrement la photographie 51 de Franklin qui suggérait d’emblée, pour qui connaissait les prédictions de la théorie, une structure hélicoïdale de l’ADN.

Fig.8 La figure de diffraction en rayons X produite par une hélice monoatomique telle que calculée par ordinateur. Les trois caractéristiques géométriques de l’hélice, sa période P, sa répétition atomique axiale pa et son rayon R son directement lisibles dans l’espace réciproque de la figure de diffraction. Le diffractogramme théorique est calculé pour l’hélice des atomes de Phosphore d’un seul brin de l’ADN-B. Notez qu’une hélice circulaire se projete en sinusoïde sur le plan de son axe.
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Fig. 8. La figure de diffraction en rayons X produite par une hélice monoatomique telle que calculée par ordinateur. Les trois caractéristiques géométriques de l’hélice, sa période P, sa répétition atomique axiale pa et son rayon R son directement lisibles dans l’espace réciproque de la figure de diffraction. Le diffractogramme théorique est calculé pour l’hélice des atomes de Phosphore d’un seul brin de l’ADN-B. Notez qu’une hélice circulaire se projette en sinusoïde sur le plan de son axe.

Première révélation : la photo 51 de l’ADN-B

La photo 51 est celle d’une fibre maintenue dans une atmosphère de haute teneur en eau. Dans ces conditions, la solution aqueuse d’ADN (neutralisée par les contre-ions positifs de Na+) forme un gel ou solide visqueux parfois appelé « paracristal », à cause de l’alignement des molécules parallèlement à l’axe de la fibre. Cet alignement est le résultat de la production même de la fibre par étirement d’un mince filet extrait de la solution. Cependant l’orientation angulaire des molécules autour de l’axe de la fibre restent aléatoire car la présence de nombreuses molécules d’eau les séparent et les rendent indépendantes.

Watson entrevit la photo 51 lors d’une visite au King College de Londres lorsqu’elle lui fut montrée par Wilkins à l’insu de Franklin. Manifestement les trois propriétés de la figure de diffraction théorique d’une hélice pouvaient être reconnues, au moins vaguement, sur cette photo. Watson en fut énormément excité et renforcé dans sa conviction que l’ADN devait être, elle aussi, une molécule en hélice. Dans son roman (11), il s’exclame : « Lorsque je vis cette photo, je suis resté bouche bée et mon cœur s’est mis à battre la chamade ». Cet épisode fut déterminant pour Crick et Watson qui, conscients et inquiets de la concurrence, redoublèrent d’efforts afin de tenter de construire un modèle mécanique conforme aux mensurations dont Watson se souvenait pour fixer plus ou moins les paramètres de l’hélice. Ils choisirent un modèle d’ADN à deux brins, pour deux raisons : l’une profonde que nous expliquerons ci-dessous et l’autre, plus superficielle mais néanmoins correcte invoquée par Watson, à savoir qu’en biologie, les organismes vont souvent par paires. Ils décidèrent en outre de placer les deux brins de sucre-phosphate à l’extérieur de la molécule et les bases à l’intérieur. Cette configuration, a priori contre-intuitive du point de vue biologique (en raison de la difficulté d’accès aux bases sensées porter l’information génétique), était en fait suggérée par la photo 51. Celle-ci indiquait, par l’ouverture α de 60° de la croix de Saint-André centrale (fig. 7 et fig. 8), un grand diamètre de l’épine dorsale hélicoïdale de 2 nm, laissant largement de la place pour installer les bases à l’intérieur de la molécule. La position extérieure de l’épine dorsale était en fait rendue obligatoire par le fait observationnel que la molécule était capable de cristalliser (voir ci-dessous). Enfin, ils s’efforcèrent d’installer les paires de base perpendiculairement à l’axe commun de la double hélice, ce qui était fortement suggéré par cette autre caractéristique flagrante de la photo 51, à savoir les grosses taches au nord et au sud de l’image (fig. 7) sur la dixième layer line. Ces taches représentent la forte diffusion des rayons X produite par les paires de bases planes qui, vues sur la tranche par le faisceau, agissent comme un réseau de fentes parallèles, à la manière des fentes de Young.

Deuxième révélation : la photo de l’ADN-A

La photo de l’ADN-A (fig. 7) est celle d’une fibre maintenue dans une atmosphère appauvrie en vapeur d’eau. Le retrait partiel de l’eau de la fibre la convertit en un état polycristallin dans lequel les molécules gardent une orientation commune mais, étant plus proches les unes des autres suite au retrait des molécules d’eau, interagissent et se figent dans un état ordonné d’orientation angulaire fixe. En cristallisant, les molécules changent de conformation. Comme le montrent les modèles moléculaires de la fig. 7, les deux conformations diffèrent sur plusieurs aspects mais nous ne retiendrons ici que la différence la plus flagrante : les paires de bases sont horizontales dans l’ADN-B tandis qu’elles sont inclinées à 20° sur le plan horizontal dans l’ADN-A.

Il est tout à fait remarquable que, avant même d’arriver à Cambridge, Watson avait commencé par voir la photo de l’ADN-A à la conférence de Naples et ne pouvait en aucune manière la comprendre ni en retenir quoi que ce soit, à part le fait important, comme l’indiquait Wilkins, que la molécule pouvait cristalliser. L’image, contrairement à la photo 51, ne montrait pas de signes évidents d’une structure en hélice que d’ailleurs personne n’aurait pu reconnaître à cette époque où Crick et al n’avaient pas encore développé la théorie. Franklin elle-même avait renoncé à étudier la photo 51 refusant même d’envisager un modèle hélicoïdal (12) et consacra ses efforts à la mesure et à l’interprétation de la photo de l’ADN-A dont elle pensait que, comme représentative d’un état cristallin, l’image contenait potentiellement plus d’informations sur la structure de la molécule que la fibre paracristalline d’ADN-B. Dans un rapport final sur ses recherches au MRC (Medical Research Council) qui l’employait avant qu’elle ne quitte King College, elle mit l’accent sur ces informations caractéristiques de l’ADN-A, notamment l’information cruciale que dans cette conformation la molécule cristallisait dans la symétrie C2 du type monoclinique à face centrée.

Le lecteur ne doit pas se laisser désarçonner par ce jargon : la structure était fort proche, mais pas identique, à un arrangement compact auquel tout le monde s’attend de la part d’un faisceau parallèle de longues molécules linéaires, à savoir la structure hexagonale d’une poignée de crayons ou de spaghettis. La fig. 9 montre la structure en question. La face (ab) est rectangulaire mais l’axe c n’est pas perpendiculaire à l’axe a. La cellule unité (en gris) comporte des molécules d’ADN le long des axes c et une autre molécule au milieu de la face (ab). L’axe de rotation C2 perpendiculaire à la molécule et à la face (ac) signifie que la cellule unité et son contenu sont invariants pour une rotation de 180° autour de cet axe.

Fig.9 La cellule unité de la structure cristallographique C2, monoclinique face centrée, proposée par Franklin pour le cristal de l’ADN-A. On doit s’imaginer que la fibre cristalline consiste en un empilement vertical de telles cellules unités, les bâtonnets moléculaires se prolongeant continûment et périodiquement d’une cellule à l’autre le long des axes c. Les schémas de droite indiquent que seule une molécule a double brins orientés 5’-3’ est compatible avec la structure C2.
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Fig. 9. La cellule unité de la structure cristallographique C2, monoclinique face centrée, proposée par Franklin pour le cristal de l’ADN-A. On doit s’imaginer que la fibre cristalline consiste en un empilement vertical de telles cellules unités, les bâtonnets moléculaires se prolongeant continûment et périodiquement d’une cellule à l’autre le long des axes c. Les schémas de droite indiquent que seule une molécule a double brins orientés 5’-3’ est compatible avec la structure C2.

Francis Crick pris connaissance de cette description lorsqu’il lut le rapport de Franklin également à l’insu de celle-ci. Comme cristallographe professionnel, formé à l’école de son éminent directeur Lawrence Bragg, Crick fut prompt et le seul à déduire de cette information le fait que la molécule d’ADN devait comporter deux brins contre-orientés et deux seulement. En effet, comme on l’a mentioné plus haut, Sven Furberg avait montré que la succession des liens sucre-phosphate dans l’ADN était orientée dans un sens déterminé, le sens désigné 5’-3’ par les chimistes organiciens en référence à la numérotation conventionnelle des atomes de carbone du sucre pentose (voir un modèle complet de l’ADN à la fig. 10). Le sens unique d’un monobrin d’ADN est indiqué par des flèches à la fig. 9.

Ainsi que l’indique cette figure, la symétrie C2 excluait que la molécule eut pu comporter un seul brin ou deux brins de même orientation ou trois brins, car ces conformations violent la symétrie C2. Seul le modèle à deux brins contre-orientés satisfait cette symétrie, un brin prenant la place de l’autre sous la rotation de 180°. La symétrie dont on parle ici est celle de la succession monotone des sucres-phosphates de l’épine dorsale et non de la séquence désordonnée des paires de bases intercallées entre les deux brins de la double hélice. C’est l’orientation verticale du plan des sucres pentose et leur mode d’attachement aux groupes phosphates qui déterminent la polarité 5’-3’ de chaque brin. Quant à la séquence des bases, elle est dépourvue de toute symétrie mais, fort heureusement pour les chercheurs, cela ne compromettait pas l’application de la diffraction X. D’une part, c’est l’épine dorsale régulière de la molécule qui permet sa cristallisation et donc la possibilité de l’étudier en rayons X. Et d’autre part, c’est l’épine dorsale qui diffuse les rayons X le plus efficacement et domine les images en diffraction, en raison surtout de la présence des atomes de phosphore dans les groupes phosphates PO4 (voir fig. 10) (13).

Finalement l’argument cristallographique avancé par Crick en faveur d’une hélice à deux brins fut renforcé par Watson qui nota que deux brins étaient compatibles avec la densité mesurée de l’ADN (14).

Les paires de bases de Watson-Crick

Malgré la formidable profusion d’informations structurelles que contenaient les images en diffraction de l’ADN décrites ci-dessus et malgré toutes les autres données collectées par ailleurs par les biochimistes sur les composants moléculaires de base de la molécule (15), l’essentiel restait encore à découvrir. Comment Crick et Watson devaient-ils agencer les paires de bases à l’intérieur de la double hélice de l’épine dorsale ? Ils savaient que chacune de ces paires consistait en deux des 4 bases Adénine, Thymine, Guanine et Cytosine appariées dans un même plan par deux ou trois liaisons hydrogène (voir fig. 10). Le samedi matin fatidique du 28 février 1953, au moyen de modèles en carton, Watson se mit à essayer au hazard les six possibilités d’appariement (16) et finit par tomber sur les paires A-T et G-C comme étant les seules à posséder les bonnes liaisons H entre elles et à pouvoir occuper confortablement l’espace intérieur de la double hélice rigide. En effet, ces deux paires avaient exactement la même dimension hors-tout pour s’attacher aux sucres pentoses des deux brins distants d’environ 2 nm sans introduire ni renflement ni boursouflure dans l’épine dorsale (fig. 10).

D’avantage que la proverbiale « cerise sur le gâteau » d’une superbe structure moléculaire, l’appariement spécifique des deux paires de bases complémentaires découvertes par Watson et Crick révélaient d’un seul coup l’entièreté de la double fonction de l’ADN : 1) le stockage de l’information génétique en double exemplaire dans la séquence des lettres A, T, G, C sur l’un ou sur l’autre brin complémentaire et 2) le mode de réplication de cette information par copiage, lettre par lettre, de la séquence de chaque brin servant de « template » (gabarit ou patron) pour former le brin complémentaire, suivant la règle d’appariement de Watson-Crick.

Il y a 60 ans, Crick et Watson se ruaient dans les bistrots avoisinants leur laboratoire, dans les rues de Cambridge, pour annoncer, sans rire, à qui voulait les entendre : « nous avons découvert le secret de la vie ». Max Delbruck, futur prix Nobel et ami de Watson à Cal Tech, décrit ainsi l’événement : « … La double hélice ! ... D’un seul coup le mystère de la réplication des gènes fut révélé comme un tour de magie ridiculement simple, faisant se sentir sots ceux qui s’attendaient à une solution profonde,… ! Peu importe que la mécanique de la réplication de l’acide nucléique se soit avérée énormément plus complexe qu’on ne l’avait pensé au premier cri de victoirePeu importe ! Nous comprenons maintenant que les organismes vivants peuvent être considérés comme des systèmes moléculaires, d’une énorme complexité, certes, mais d’une complexité limitée et des méthodes pour l’explorer sont en train d’être développées à un rythme étourdissant… ».

Fig.10 Un modèle moléculaire de l’ADN-B. Les deux brins de l’épine dorsale (surlignés en rouge et vert) sont contre-orientés. Les paires de bases complémentaires A-T et G-C ont la même dimension, sont approximativement planaires et leurs plans sont perpenduculaires à l’axe de la double hélice
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Fig.10. Un modèle moléculaire de l’ADN-B. Les deux brins de l’épine dorsale (surlignés en rouge et vert) sont contre-orientés. Les paires de bases complémentaires A-T et G-C ont la même dimension, sont approximativement planaires et leurs plans sont perpenduculaires à l’axe de la double hélice.

Simulations OptiquesSimulations de l’AND-A et de l'AND-B

Les fig.11 et fig .12 montrent les figures de diffraction optique produites par les réseaux 11 et 12 de la diapositive de la fig. 1 et les comparent aux images en rayon X correspondantes.

Le motif de diffraction du réseau 11 représente la configuration ADN-A. Il consiste en deux sinusoïdes atomiques, 11 atomes par période P, décalées de P/2 l’une par rapport à l’autre. En outre, des 11 paires de base par période, on a représenté seulement les quatre paires par période qui sont vues sur la tranche par le faisceau (voir le modèle moléculaire de la fig. 7 où l’on « voit » à travers ces paires de bases orientées parallèlement à la ligne de vue). Ainsi que nous le verrons ci-dessous, ce sont ces paires particulières qui produisent les grandes taches de diffraction à gauche et à droite du méridien dans l’image X aussi bien que dans l’image de simulation. Les autres paires de base sont vues partiellement sur leur face et sous un angle variable, en sorte que ces paires dispersent la lumière dans des directions « diffuses ».

Fig.11 Simulation optique (au centre) de la diffraction X par l’ADN-A (à droite). Le motif du réseau est indiqué à gauche.
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Fig. 11. Simulation optique (au centre) de la diffraction X par l’ADN-A (à droite). Le motif du réseau est indiqué à gauche.

Le motif de diffraction du réseau 12 représente la configuration ADN-B. Il consiste en deux sinusoïdes atomiques, 10 atomes par période P, décalées verticalement de 3P/8 (ou 5P/8) l’une par rapport à l’autre. Les dix paires de base sont représentées vue sur la tranche, perpendiculairement à l’axe moléculaire. Ces dernières produisent la forte intensité diffractée au nord et au sud de l’image de diffraction, comme il fut expliqué plus haut. Le décalage particulier de 3P/8 est à l’origine de l’absence d’intensité sur la 4e layer line dans la simulation aussi bien que dans l’image X (voir ci-dessous) (17).

Fig.12 Simulation optique (au centre) de la diffraction X par l’ADN-B (à droite). Le motif du réseau est indiqué à gauche.
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Fig.12. Simulation optique (au centre) de la diffraction X par l’ADN-B (à droite). Le motif du réseau est indiqué à gauche.

Il est évident que les caractéristiques principales des images X que nous avons discutées précédemment pour en déduire les informations cruciales sur les conformations moléculaires sont correctement reproduites par la simulation (layer lines, croix de Saint-André, structure en losanges, etc.). Évidemment les détails des distributions d’intensité simulées ne sont pas fiables, ne fût-ce que par le fait que la diffraction X est tridimensionnelle alors que la simulation optique présentée ici est entièrement bidimensionnelle. Si la simulation s’en tenait à cela, il est clair qu’elle n’aurait aucun intérêt car la simulation n’apporte aucune information qui ne soit déjà présente dans la vraie image en rayon X.

Décomposition en éléments de diffraction

C’est pourquoi nous avons conçu la diapositive de diffraction (fig. 1) dont les réseaux 1 à 10 représentent, un à un et séparément, des aspects morphologiques particuliers de la molécule. Cette décomposition logique a pour but de mieux comprendre l’origine de telle ou telle caractéristique observée dans les images X. Nous présentons ci-dessous un tableau grâce auquel le lecteur pourra suivre la démonstration ou la reproduire lui-même. La colonne de gauche indique les 12 « gratings » (G1 à G12) et la colonne de droite donne une description succincte des 12 « patterns » de diffraction correspondants (P1 à P12).

G1 une série de fentes horizontales équidistantes alignées verticalement. Un polymère linéaire vertical diffracte le long de layer lines horizontalesP1 voir fig. 1 Pour l’ADN, la séparation entre les layer lines révèle la période de la double hélice ; ADN-A : P = 3,4 nm, ADN-B : P = 2.8 nm
G2 une série de fentes obliques équidistantes alignées verticalement. P2 layer lines horizontales équidistantes dont les maxima d’intensité sont alignés dans la direction perpendiculaire aux fentes
G3 symétrique de G2P3 symétrique de P2
G4 zigzag combinant G2 et G3P4 une croix de Saint-André dont les bras sont perpendiculaires aux segments du zigzag. Absence d’intensité dans les angles méridionaux
G5 double zigzag pour les paires de bases inclinées à 20° dans l’ADN-AP5 croix de Saint-André d’intensité modulée les panneaux de droite comparent P4 et P5
G6 sinusoïde continue, projection plane d’une hélice circulaire pour un brin d’ADNP6 une croix de Saint-André dont les bras sont perpendiculaires au zigzag sinusoïdal. Pour l’ADN-B, l’angle méridional de la croix (60°) révèle le rayon de l’hélice (0.3 Période)
G7 deux sinus coaxiaux de même phase mais d’amplitudes différentesP7 La croix centrale est celle de la sinusoïde extérieure. Absence d’intensité dans les angles méridionaux
G8 deux sinus coaxiaux en opposition de phases. La période du motif est P/2. P8 la distance entre les layer lines, 2/P, est doublée comparer P7 et P8
G9 deux sinus coaxiaux déphasés de 3P/8 comme dans l’ADN-BP9 croix de Saint-André pas d’intensité dans les angles méridionaux 4e layer line manquante (18)
G10 un seul sinus atomisé, 10 atomes par période, pour un brin phosphate de l’ADN-B P10 structure en losanges dans l’ADN-B la diagonale verticale d’un losange révèle la distance de répétition des nucléotides (P/10) pas d’intensité dans les angles méridionaux.
G11 voir fig. 11. motif pour l’ADN-AP11 voir fig. 11
G12 voir fig. 12. motif pour l’ADN-BP12 voir fig. 12

Les figures de diffraction optique

Les figures de diffraction P1, P11 et P12 sont données aux figs 1, 11 et 12, respectivement. Les figures de diffraction P2 à P10 sont données ci-dessous.

Conclusion

Dans cet article, nous avons présenté la diffraction des rayons X par l’ADN sous deux aspects : du point de vue de la théorie originale de Crick et al pour la diffraction par une hélice monoatomique et du point de vue des expériences de simulation optique. Ces dernières nous ont permis de préciser l’origine géométrique des informations structurelles que contiennent les figures de diffraction X historiquement observées par Wilkins et Franklin. Nous nous sommes efforcés de traiter les deux conformations ADN-A et ADN-B sur le même pied, contrairement aux présentations habituelles qui induisent à croire que la photographie 51 (de l’ADN-B) fut la seule à jouer un rôle capital dans la découverte de la double hélice par Watson-Crick.

Remerciements

Cet article est dédié à la mémoire de feu le Professeur Jean Vandenhaute avec qui l’auteur a partagé, à de multiples reprises, un enseignement de la génétique moléculaire.