Alain Destexhe
Le « dynamic-clamp » : quand les modèles théoriques interagissent directement avec des neurones vivants pour en révéler les propriétés intégratives
Référence 1 Version 1 Date 01/12/2011
Texte / Introduction
Introduction

L'objet de cet article est de donner un aperçu des possibilités de la technique de « dynamic-clamp », par laquelle des modèles théoriques sont mis en interaction directe avec des cellules vivantes. Cette technique est illustrée par l'étude des états de haute conductance des neurones du cortex cérébral. Elle ouvre la voie à de nouveaux paradigmes d'investigation des propriétés intégratives des neurones, où la théorie et l'expérience ne peuvent plus être dissociées.

Le dynamic-clamp

Le principe du dynamic-clamp (« imposition dynamique » en anglais) est le suivant : le potentiel de membrane des neurones varie suivant l'activation ou la désactivation de conductances membranaires. Pour interagir avec le neurone de façon « naturelle », il faut donc idéalement soit altérer les conductances existantes, ou bien ajouter ou retirer des conductances dans la membrane du neurone. Malheureusement, ajouter ou soustraire une conductance est une opération difficile, parce que ces conductances sont associées aux canaux ioniques, qui laissent passer sélectivement certains types d'ions au travers de la membrane. Une alternative est d'injecter un courant, généré par ordinateur, et qui mime en détail le courant ionique de conductances membranaires, c'est le principe du dynamic-clamp.

La technique d'enregistrement intracellulaire (illustrée à la Figure 1) permet d'enregistrer le potentiel V(t), et d'injecter un courant I(t). Pour une conductance donnée G(t), le courant est donné par la loi d'Ohm :

I(t) = G(t) * [V(t)-E]

où E est, pour cette conductance, le potentiel d'équilibre de la membrane lorsqu'aucun courant ne la traverse (potentiel d'équilibre de Nernst).

Figure 1 : Enregistrement intracellulaire d'un neurone au moyen d'une micropipette (en vert). L'enregistrement permet physiquement de lire le potentiel de membrane Vm(t) tout en injectant simultanément un courant I(t)

La difficulté technique réside dans le fait que si l'on veut ajouter une conductance G(t) dans un neurone, il faut calculer I(t) selon l'équation ci-dessus, mais l'injection de I(t) va elle-même modifier le potentiel V(t), ce qui modifie en retour I(t). La procédure est donc de lire le V, calculer I, injecter I, relire le V résultant, recalculer I, etc. En d'autres termes, il faut réaliser une boucle de rétroaction en temps réel avec la cellule. Le G(t) est en général calculé par un modèle théorique (par exemple résolution d'une équation différentielle), ce qui permet d'ajouter une ou plusieurs conductances dans un neurone. Ce principe de dynamic-clamp a été initialement introduit en physiologie des cellules cardiaques (1), et s'est ensuite généralisé à de nombreux domaines et il trouve la plupart de ses applications actuelles en neurobiologie (2)  (3)  (4) (pour une revue exhaustive voir (5) ).

Recréer in vitro les conditions in vivo

Cet article illustre un exemple spécifique d'application de la technique du dynamic-clamp, l'injection de conductances (6) pour recréer les conditions physiologiques de neurones dans le cerveau in vivo. Les enregistrements intracellulaires in vivo sont difficiles à réaliser techniquement, et instables (à cause des pulsations cardiaques, mouvements de l'animal, etc.). Il est beaucoup plus facile d'enregistrer des neurones in vitro, mais dans ce type de préparation, les neurones sont dans un état de repos très différent de leur état in vivo. Les neurones in vivo sont caractérisés par des « états de haute-conductance » (7)  (8), à cause du fait qu'ils reçoivent en permanence des milliers d'entrées synaptiques, chacune responsable de l'activation d'une conductance membranaire. Pour étudier ces états de haute conductance, il faut normalement enregistrer les neurones in vivo, ce qui est difficile techniquement. Une alternative est de recréer in vitro les conditions in vivo, ce qui est possible grâce à la technique du dynamic-clamp.

Si l'expérimentateur (ou son alter-ego théoricien) dispose d'un modèle théorique de l'activité des conductances in vivo, alors il est possible – grâce au dynamic-clamp – d'injecter ces conductances dans un neurone in vitro et recréer les conditions in vivo tout en bénéficiant des avantages de la technique in vitro (facilité de stimulation, stabilité et qualité des enregistrements, etc.). La Figure 2 illustre une expérience de dynamic-clamp pour recréer les conditions in vivo dans un neurone du cortex visuel in vitro. Des états de haute conductance, très similaires aux conditions in vivo, sont obtenus en injectant deux conductances, qui représentent l'activité des synapses excitatrices (Ge) et inhibitrices (Gi), dont l'activité est importante in vivo. Ge et Gi sont simulées par ordinateur en résolvant une équation différentielle stochastique, et elles sont simultanément injectées dans le neurone en calculant le courant selon la loi d'Ohm (voir ci-dessus). Cette technique permet de recréer un potentiel de membrane fluctuant et un état de conductance très similaires aux enregistrements in vivo (9).

Figure 2 : Injection en « dynamic-clamp » de conductances fluctuantes pour recréer les conditions électrophysiologiques in vivo. Les conductances Ge(t) et Gi(t) sont calculées par ordinateur (par exemple en résolvant une équation différentielle stochastique), et injectées dans la cellule sous forme de conductance. Le potentiel de membrane obtenu Vm(t) est aussi fluctuant, et très proche des conditions in vivo.
Propriétés intégratives des neurones in vivo

Pourquoi est-il intéressant de recréer ces états de haute conductance in vitro ? La réponse est que les neurones ont des propriétés intégratives très différentes in vivo, parce que la présence de fortes conductances, et de niveaux importants de fluctuations du Vm, modifie certains paramètres essentiels de l'intégration membranaire. En plus des critères de simplicité et de stabilité, le dynamic-clamp offre un autre avantage très conséquent. Les conductances injectées sont entièrement générées par un modèle, ce qui permet de contrôler ses paramètres. Par exemple, on peut contrôler indépendamment le niveau de conductance et le niveau de fluctuations, ce qui n'est pas possible in vivo. Ceci a permis de caractériser séparément l'effet de ces deux paramètres. Il a été montré que la conductance contrôle le seuil d'excitabilité du neurone, tandis que les fluctuations contrôlent sa sensibilité (ou le « gain » du neurone).

Mais probablement l'effet le plus important, illustré à la Figure 3, est que les conditions de genèse des potentiels d'action (PA) sont très différentes en fonction de l'état de conductance du neurone. La technique de dynamic-clamp permet de contrôler les paramètres des conductances injectées et de générer deux états, de « basse » et « haute » conductance. Pour distinguer les variations de conductance qui ont mené aux PA, on calcule la « corrélation inverse », c'est à dire les variations de conductance, en moyenne, qui précèdent les PA (moyenne sur des centaines ou milliers de PA). Cette méthode révèle que dans le premier état (Fig. 3, gauche), les PA sont provoqués principalement par les conductances excitatrices, parce que la conductance totale de la membrane augmente juste avant le PA, et cette augmentation est nécessairement due à l'excitation. Dans le second état (Fig. 3, droite), de haute conductance, les PA sont provoqués principalement par les conductances inhibitrices, parce que dans ce cas, la conductance totale de la membrane diminue juste avant le PA, et cette diminution est nécessairement due à l'inhibition. Dans les états de haute conductance, la plupart des PA sont donc provoqués par une dis-inhibition.

Figure 3 : Détermination de deux modes de décharge par dynamic-clamp. Les conductances moyennes liées aux potentiels d'action (PA) sont calculées. Schéma: injection de conductances stochastiques dans un neurone par la technique de dynamic-clamp. En bas : conductance totale (bleu), conductance excitatrice (vert) et conductance inhibitrice (orange) pendant les 50 ms précédant les PA. Gauche : état de basse conductance : les conductances injectées sont d'amplitude faible, et le PA est généré par une augmentation de conductance excitatrice, qui entraine une augmentation de conductance totale. Droite : état de haute conductance : les conductances injectées sont fortes (plus proche de la situation in vivo). Le PA est précédé d'une diminution de conductance, qui est causée par une diminution d'inhibition.
Quel mode de décharge in vivo ? (10/11)

Les expériences décrites ci-dessus indiquent l'existence de deux modes de décharge, mais il reste à démontrer quel est le mode présent in vivo. Dans ce but, une procédure mathématique a été développée pour estimer les corrélations inverses des conductances in vivo (10). Cette procédure consiste à calculer la corrélation inverse du potentiel de membrane, et d'en extraire (par une méthode probabiliste) la corrélation inverse des conductances. Les résultats de cette analyse, réalisée sur des enregistrements intracellulaire chez le chat in vivo (11), est illustrée à la Figure 4. La majorité des cellules analysées (10/11) exhibent un mode de décharge par dis-inhibition, typique des états de haute conductance, tant pour l'animal éveillé que pendant le sommeil à ondes lentes et le sommeil paradoxal (12).

Figure 4 : Mode de décharge des neurones in vivo. Corrélation inverse obtenue dans un neurone chez le chat éveillé. Le potentiel de membrane moyen (haut) et les conductances moyennes (bas) sont indiquées (bleu = conductance totale, vert = conductance excitatrice, orange = conductance inhibitrice). Cell 1 : exemple de cellule dans un mode de basse conductance ; Cell 2 : exemple de cellule dans un mode de haute conductance. Ce dernier cas constitue la grande majorité (10/11) des cellules enregistrées en intracellulaire chez l'animal éveillé. Modifié d'après [Rudolph M, Pospischil M, Timofeev I & Destexhe A. Inhibition determines membrane potential dynamics and controls action potential generation in awake and sleeping cat cortex. J. Neurosci. 27: 5280-5290, 2007.]
Conclusions

Cet article a illustré trois points importants. Premièrement, la technique du dynamic-clamp  (13)  (14)  (15)  (16)  (17) permet de recréer in vitro les conditions in vivo par injection de conductances fluctuantes, ce qui permet un contrôle fin des paramètres de ces conductances et d'en identifier leur rôle. Cette technique nécessite de mettre en interaction directe des modèles théoriques (qui génèrent les conductances) et l'expérimentation biologique (enregistrement intracellulaire).

Deuxièmement, ce travail démontre l'importance des conductances et de leurs paramètres, qui déterminent le mode de décharge des neurones. Non seulement les fluctuations jouent un rôle primordial, mais selon l'état de conductance, ce sont les fluctuations de l'excitation ou celles de l'inhibition qui contrôlent la décharge des neurones. L'implication physiologique du mode de décharge par l'inhibition est importante, d'une part parce qu'elle donne un rôle plus important que prévu aux neurones inhibiteurs in vivo, et d'autre part parce que ce type de dynamique provient nécessairement de l'activité récurrente. Ceci veut dire que la majorité des décharges des neurones ne sont pas provoquées par une activité externe mais une activité interne au cortex cérébral. Les conséquences de ces contraintes sur le traitement d'information par les réseaux neuronaux corticaux sont potentiellement importantes (18).

Finalement, cet article illustre le fait que la combinaison de méthodes théoriques et expérimentales permet d'ouvrir de nouveaux champs d'investigation. Cette combinaison, illustrée ici par la technique de dynamic-clamp, a permis la découverte et l'identification de deux modes fondamentalement différents de la décharge des neurones, ce qui aurait été impossible par des études expérimentales ou théoriques isolées. Cette combinaison offre de nombreuses autres possibilités (19)  (20) et constitue un bel exemple de synergie entre théoriciens et expérimentateurs en biologie.

Remerciements

Recherche subventionnée par le CNRS, l'ANR et la Communauté Européenne (projet FACETS). Je remercie mes partenaires expérimentateurs, Thierry Bal (UNIC), Jean-Marc Fellous (University of Arizona, USA), Zuzanna Piwkowska (UNIC), Igor Timofeev et Mircea Steriade (Université Laval, Canada), avec qui les expériences et analyses illustrées ici ont été réalisées.